Il y a six mois aujourd'hui, Justin Trudeau devenait premier ministre du Canada avec une confortable majorité et rien, à ce jour, n'a assombri l'intense lune de miel entre lui et les Canadiens. Difficile de faire prendre la tasse à un chef politique qui marche sur les eaux, mais les moments de grâce ne sont pas éternels et quelques événements récents devraient inciter les libéraux à la prudence.

Il est étonnant de constater avec quelle aisance les libéraux sont revenus au pouvoir, après 10 ans dans l'opposition, comme s'ils renfilaient simplement leurs vieilles pantoufles en rentrant à la maison.

Les conservateurs, qui semblaient avoir érigé une forteresse sous les ordres de Stephen Harper, mènent maintenant une opposition plutôt tranquille, résignée même, pendant que les néo-démocrates ont retrouvé cette relative marginalité qui a si longtemps été leur lot.

À Ottawa, les « soirées libérales » ont repris au célèbre bar D'Arcy McGee's, rue Sparks, à moins de 300 mètres du parlement, en présence de jeunes attachés libéraux grisés autant par le pouvoir que par leur pinte de Guinness, signe indubitable du retour en force des rouges sur la colline.

On savait, depuis le 19 octobre, que les Canadiens aimaient Justin Trudeau. On a constaté à quel point ils seront indulgents envers lui lorsqu'ils ont accepté sans broncher un déficit trois fois plus élevé que les prévisions « modestes » de la campagne et dont la disparition est remise aux calendes grecques.

La déconstruction méthodique de l'héritage conservateur de Stephen Harper se poursuit, par ailleurs, sans véritable opposition, comme s'il s'agissait simplement d'effacer quelques mauvais souvenirs. La mollesse et la résignation des forces conservatrices qui regardent leur édifice s'effondrer brique par brique donnent l'impression qu'elles n'y tenaient pas tant que ça elles-mêmes.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Justin Trudeau l'a eu plutôt facile au cours des six derniers mois.

Outre le budget, qui était son plus grand défi, il a aussi réussi son entrée sur la scène internationale, en particulier à Washington. De toute évidence, les Canadiens ne lui ont pas tenu rigueur de sa réaction incertaine après les attentats de Paris.

Après quelques hésitations, le plan d'accueil des 25 000 réfugiés syriens et le changement à la mission militaire contre le groupe État islamique sont passés comme lettre à la poste.

Autre test : le dépôt, la semaine dernière, du projet de loi fédéral sur l'aide médicale à mourir, bien accueilli aussi.

Les changements à la loi sur Air Canada, coup dur pour les ex-employés d'Aveos, sont aussi passés dans une relative indifférence malgré les hauts cris du NPD.

Devant des partis de l'opposition désorganisés (le Parti conservateur, le NPD et le Bloc doivent choisir un nouveau chef), les menaces à la quiétude de Justin Trudeau ne sont pas en face de lui, mais derrière lui, dans ses propres troupes. L'inexpérience et une certaine arrogance latente pourraient bien lui jouer de vilains tours. Le temps finira bien par éroder l'émail de cette longue lune de miel.

Pour le moment, les libéraux s'en tirent fort bien, même lorsqu'ils font des acrobaties sémantiques et éthiques pour justifier la vente de blindés à l'Arabie saoudite.

Intellectuel de haut vol, le ministre des Affaires étrangères a eu besoin de toutes ses ressources pour pondre le concept de « conviction responsable », une façon alambiquée de dire, finalement, que l'éthique pure est une chose noble, mais qu'un contrat de 15 milliards pèse plus lourd dans la balance. Cette fois, les libéraux gardent le plan conservateur. La seule différence, c'est qu'ils essayent, eux, de se justifier.

Le Canada, dit M. Dion, réagira si les blindés sont utilisés en violation des droits de la personne. On fera quoi ? On enverra des huissiers récupérer les camions ?

Les Panama Papers sont aussi source d'embarras pour le gouvernement Trudeau. Rien de comparable à la situation de l'ex-premier ministre islandais ou à celle du premier ministre britannique, David Cameron, mais le gouvernement Trudeau doit toutefois démontrer qu'il est sérieux dans sa chasse aux resquilleurs. Le fait que l'entreprise familiale du ministre des Finances, Bill Morneau, offre des services d'« optimisation fiscale » à ses riches clients alimente certains doutes.

Hier, on apprenait que des enquêteurs de l'Agence du revenu du Canada participent à des soirées, dans un club privé d'Ottawa, avec des représentants de firmes spécialisées dans les stratagèmes d'évitement fiscal, dans les paradis fiscaux, entre autres. Un peu comme si les limiers de l'UPAC fraternisaient dans un bar avec des organisateurs politiques, des entrepreneurs en construction ou des patrons de firmes de génie.

On a aussi appris, la semaine dernière, que Justin Trudeau avait eu des entreprises à numéro, une pratique qu'il décriait lui-même en campagne électorale comme une façon de ne pas payer d'impôt.

Il y a eu aussi cette soirée de collecte de fonds (500 $ par personne) de la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, dans un grand cabinet d'avocats de Toronto. Mme Wilson-Raybould s'est défendue en disant qu'elle était là en tant que députée (de Vancouver !) et non comme ministre de la Justice. Bien sûr...

Que cette histoire ne fasse pas plus de bruit est une autre preuve de l'intensité de la lune de miel, six mois après l'élection de Justin Trudeau, mais les libéraux ne s'en tireront pas toujours avec de telles explications vaseuses.

Au fait, justement, ça fait six mois, il serait temps pour Stephen Harper de réorienter sa carrière ou de se réinvestir véritablement comme député, non pas de passer furtivement aux Communes, les rares soirs de vote, et de s'éclipser de nouveau par la porte d'en arrière. (Son fauteuil a été judicieusement placé à côté d'une sortie.)

Depuis six mois, la seule fois que Stephen Harper est réapparu dans un événement politique, c'était la semaine dernière à Las Vegas, chez un richissime homme d'affaires qui l'avait invité comme conférencier devant la Republican Jewish Coalition.

Ici, pas un mot. L'homme qui a dirigé le Canada pendant près de 10 ans est devenu un député fantôme.