Le ministre des Finances du gouvernement Trudeau, Bill Morneau, est officiellement en période de consultation prébudgétaire, mais dans les faits, il est surtout engagé dans une opération de relations publiques pour faire passer la pilule d'un déficit beaucoup moins modeste que prévu.

En campagne électorale, le chef libéral Justin Trudeau a dit aux Canadiens que son gouvernement fera de « modestes » déficits en raison d'investissements importants dans un vaste programme d'infrastructures (et des très nombreuses promesses électorales). Le chiffre avancé tournait alors autour de 10 milliards par année, pendant deux ans. Ce montant « modeste » a déjà presque doublé, à 18,4 milliards, selon les chiffres dévoilés cette semaine par le ministre Morneau et certaines sources libérales laissent entendre que le déficit pour la prochaine année pourrait même s'approcher des 30 milliards.

Aussi bien, dans ce contexte, préparer les Canadiens aux mauvaises nouvelles, ce à quoi s'emploie Bill Morneau avec un enthousiasme qui détonne sérieusement avec la religion de l'équilibre budgétaire pratiquée à Québec et longtemps observée à Ottawa aussi, notamment par les libéraux de Jean Chrétien et de Paul Martin.

En comité parlementaire, mardi, Morneau a même affirmé que « rechercher à tout prix l'équilibre budgétaire conduirait assurément le Canada en récession ». Les conservateurs autour de la grande table du comité se sont étouffés dans leur verre d'eau.

Lisa Raitt, critique conservatrice en matière de finances, a pris la balle au bond en Chambre lors de la période des questions : « Est-ce que le ministre est vraiment sérieux lorsqu'il dit qu'atteindre l'équilibre budgétaire nous ferait plonger en récession ? », a-t-elle demandé. 

Réponse du ministre Morneau : « I'm deadly serious ! », a-t-il lancé du tac au tac, expression anglaise intraduisible signifiant quelque chose comme : « Je suis sérieux à mort ! »

Évidemment, il s'agit d'une vieille stratégie de communication : insister maintenant sur les mauvaises nouvelles (déficit) pour valoriser plus tard les bonnes nouvelles (dépenses publiques et infrastructures et baisses d'impôts). Et puis, en laissant circuler des chiffres aussi affolants que 30 milliards maintenant, l'opinion publique risque de trouver beaucoup plus « acceptable » un déficit de 20 ou 25 milliards dans un mois, lors du dépôt du premier budget Morneau.

Mais il s'agit surtout d'un changement de cap fondamental du gouvernement fédéral. Pour la première fois en près de 25 ans (Jean Chrétien a pris le pouvoir en 1993 en promettant le retour à l'équilibre budgétaire), un gouvernement fédéral s'engage volontairement sur la voie des déficits pour relancer l'économie en panne. Le déficit comme moteur de relance. Il s'agit d'un changement de philosophie radical, qui nous ramène aux grands débats européens : austérité ou investissements publics ?

Les conservateurs s'insurgent contre cette « désinvolture » budgétaire des libéraux, mais ont eux-mêmes appliqué la recette du stimuli par investissements publics massifs en 2009, lors de la crise financière.

La seule différence, c'est qu'ils l'ont fait par nécessité, non par choix comme les libéraux.

On verra dans deux ou trois ans si le pari de Justin Trudeau est payant, mais pour le moment, ça nous change du discours rigoriste quasi religieux et des inévitables répercussions télescopiques des compressions dans les services publics.

Cela dit, Justin Trudeau et son ministre des Finances allumeront probablement quelques lampions en espérant une hausse prochaine du prix du baril de pétrole.

Un «écran» contre les conflits d'intérêts



Le ministre des Finances occupe beaucoup de place sur la scène politique en ce début d'année, mais curieusement, cette nouvelle est passée inaperçue ici, la semaine dernière : la commissaire aux conflits d'intérêts et à l'éthique a exigé de Bill Morneau qu'il érige un mur coupe-feu entre la firme torontoise Morneau Shepell, entreprise familiale fondée par son père et dont il est toujours actionnaire, spécialisée dans la gestion de portefeuille, et lui.

M. Morneau y travaillait jusqu'à son entrée en politique. Il a touché un salaire de plus de 1 million pour sa dernière année et il possède pour quelque 30 millions d'actions de cette firme.

En plus de placer ses avoirs dans une fiducie sans droit de regard, M. Morneau a dû, à la demande de la commissaire aux conflits d'intérêts et à l'éthique, prendre des mesures pour couper tout lien entre Morneau Shepell, le gouvernement, qui accorde parfois des contrats à cette firme, et lui. Cela signifie, par exemple, que M. Morneau doit se récuser des réunions du Conseil du Trésor lorsqu'il est question de contrats touchant son entreprise.

« Depuis son élection et son assermentation, le ministre a sollicité et reçu l'avis du Commissariat aux conflits d'intérêts et à l'éthique quant aux mesures requises en vertu de la Loi [...]. Le ministre Morneau a pris toutes les mesures nécessaires non seulement pour respecter les recommandations de la Commissaire, mais la lettre et l'esprit de la Loi et du Code qui le régissent », précise par écrit Dan Lauzon, porte-parole du ministre.

Cette situation rappelle les questions à Québec entourant la gestion des avoirs de Pierre Karl Péladeau, qui a lui aussi gardé les actions de l'entreprise fondée par son père et placé ses avoirs en fiducie (le « sans droit de regard » fait débat, toutefois).

À propos de Bill Morneau, voici ce que PKP me disait en entrevue, il y a quelques semaines : « Lorsqu'on a un ministre des Finances [...], quelqu'un qui vient de Bay Street, alors qu'on sait que les banques là-bas se spécialisent dans l'évitement fiscal, dans l'optimisation fiscale, on ne verra pas de grands changements, alors que l'optimisation fiscale est devenue un problème majeur partout dans le monde... »

C'est drôle, des fois, cette impression que « toute est dans toute »...