Élections après élections, on n'y échappe pas: les fins de campagnes électorales, en Ontario, sont toujours marquées par des jeux politiques qui, pour finir, décident de la couleur du prochain gouvernement. Cette très longue campagne, qui tire (enfin!) à sa fin n'échappe pas à ce phénomène.

En 2004, Paul Martin avait, de justesse, sauvé la mise en implorant les Ontariens de ne pas gaspiller leur voix en votant pour le NPD de Jack Layton, ce qui aurait permis aux conservateurs de Stephen Harper de se faufiler.

En 2011, Stephen Harper a gagné sa majorité aux Communes en convainquant les libéraux ontariens, fiscalement conservateurs, de tourner le dos au PLC de Michael Ignatieff et de voter bleu plutôt que d'appuyer le «socialiste» Jack Layton.

Cette année, nouvelle manoeuvre électorale, de la part de Justin Trudeau, cette fois, qui invite les conservateurs «progressistes» déçus de Stephen Harper à grossir les rangs des électeurs libéraux. Vous me suivez? En Ontario plus que n'importe où ailleurs au Canada, on dirait bien qu'un vote pour un parti est toujours un vote... pour un autre parti.

En ces derniers jours de campagne, Justin Trudeau s'est engagé à ne pas sortir la carte «un vote pour le NPD est un vote pour les conservateurs». Ce n'est pas par grandeur d'âme, mais bien parce qu'il juge tout simplement qu'il n'a pas besoin de le faire. Il suffit de piger dans les rangs des électeurs conservateurs lassés après dix ans de gouvernement Harper. Après plus de 70 jours de campagne, on revient à la question du départ: statu quo ou changement. La deuxième option semble prendre le dessus, ce qui favorise Justin Trudeau, celui qui incarne le plus le changement. Celui qui a réussi, aussi, à se distinguer dans la bataille électorale avec des engagements distinctifs et parfois surprenants, comme cette idée de faire des déficits au cours des trois premières années du prochain mandat pour lancer un programme d'infrastructures national.

Dire que la campagne libérale a le vent dans les voiles est un euphémisme. En fait, le plus grand ennemi de Justin Trudeau, à cinq jours du vote, c'est l'excès de confiance. En 2006, Stephen Harper avait «échappé» une majorité en évoquant avec un peu trop d'enthousiasme cette possibilité. Bien des électeurs étaient prêts à remplacer les libéraux par les conservateurs, mais ils n'étaient pas prêts à accorder tout de suite à ces derniers un bail de quatre ans. La même méfiance pourrait s'appliquer envers Justin Trudeau.

L'entourage de Justin Trudeau se défend de verser dans le triomphalisme (en fait, on sent nettement qu'ils se retiennent), mais on parle à mots à peine couverts d'une majorité accessible et de gains dans des circonscriptions qui semblaient, jusqu'à tout récemment, inatteignables.

Au moins deux douzaines de sièges en vue au Québec, une razzia en Ontario et même jusqu'à quatre gains en Alberta. Les libéraux contiennent mal leur enthousiasme, eux qui n'ont connu que défaites et débâcles depuis près de 10 ans.

Justin Trudeau, lui, malgré une extinction de voix en devenir, déborde de confiance et surfe sur son indéniable popularité en Ontario.

Hier, il a encore une fois rejeté d'entrée toute collaboration avec un gouvernement Harper minoritaire. La veille, on apprenait qu'il n'avait pas donné suite à l'appel de Thomas Mulcair, qui voulait discuter des suites du scrutin. Par ailleurs, l'équipe de transition mandatée par le chef libéral est au travail et il n'utilise plus le conditionnel pour parler des premiers gestes d'un gouvernement Trudeau.

Au cours des deux derniers jours, le chef libéral a parcouru des centaines de kilomètres en Ontario, s'arrêtant dans une dizaine de circonscriptions détenues par les conservateurs ou les néo-démocrates. Aujourd'hui, en soirée, il sera de retour au Québec, avant d'entreprendre non pas une, mais deux traversées du pays.

Dans ses discours, il joue à fond la carte du positivisme, contrastant avec les publicités négatives des conservateurs. «Nous ne sommes pas un peuple méchant, nous sommes ouverts et généreux. L'espoir triomphera de la peur et du cynisme», a-t-il martelé ces deux derniers jours. Par moments, on croirait presque entendre Jack Layton.

Derrière cet optimisme manifeste, on sent toutefois une certaine fragilité chez le chef libéral. Ses réponses (surtout en français) sur des sujets délicats, comme la politique internationale, sont parfois hésitantes et mal assurées. Il se garde aussi de s'avancer en terrains glissants, notamment sur son engagement de réduire de 1% les dépenses des ministères et programmes. Où, qui, combien? On ne le saura pas avant la fin de la campagne.

En français, M. Trudeau nous a improvisé une réponse parfaitement incompréhensible, hier matin. «Moins de 1%, pour nous, ça va avoir l'impact d'adresser l'utilisation de consultants par ce gouvernement qui font un excès et aussi de regarder si y a des crédits d'impôt qui aident vraiment seulement les mieux nantis des mieux nantis», a-t-il dit en patinant maladroitement. Les journalistes francophones se sont regardés du coin de l'oeil, perplexes.

La veille, il avait esquivé les questions autour de la vente de «jeeps» à l'Arabie saoudite. Il s'en tire sans trop de mal parce que sa campagne est dans une période de grâce, mais pour le moment, ses conseillers, ses candidats et ses militants ne s'en formalisent pas du tout.

«On sent un enthousiasme débordant à l'endroit de Justin. C'est le jour et la nuit par rapport à 2011», m'a dit hier Carolyn Bennett, députée libérale sortante de Toronto-St. Paul, une des rares survivantes de l'hécatombe de 2011.

Pendant ce temps, des candidats conservateurs et des députés sortants de l'Ontario, dont Terrence Young, font des pubs et des déclarations pour dire que Justin Trudeau va légaliser... les bordels.

À l'évidence, Justin Trudeau brasse les cartes en Ontario.