Ce niqab, invisible dans la fonction publique et rarissime en général, prend énormément de place dans cette campagne, mais il ne cache pas que le visage des femmes qui le portent : il est aussi fort utile pour occulter les vraies affaires qui devraient nous préoccuper à la veille du scrutin fédéral.

Le traitement des demandes de réfugiés, la protection de l'environnement, le Partenariat transpacifique, les projets de pipeline et le sort pitoyable des femmes autochtones, par exemple.

Après avoir survécu sans trop d'égratignures à l'affaire Duffy et des autres sénateurs mécréants, à quelques mauvaises nouvelles économiques et à la crise des réfugiés syriens, Stephen Harper a trouvé sa planche de salut avec le niqab il y a trois semaines, et depuis, il ne se lasse pas d'en parler.

Il y a deux jours, le chef conservateur a déclaré dans une entrevue que son gouvernement, s'il est réélu, étudiera le projet de loi du gouvernement Couillard et pourrait, lui aussi, bannir le niqab dans la fonction publique fédérale (en fait, le projet de loi de Québec vise à assurer que les services publics seront donnés et reçus à visage découvert).

Cette semaine, les conservateurs ont lancé une nouvelle série de publicités visant surtout « Justin », qui est « déconnecté des valeurs québécoises » parce qu'il ne s'oppose pas au port du niqab lors des cérémonies de prestation de serment des nouveaux citoyens canadiens. La pub tourne en boucle dans les radios de Québec.

Le gouvernement Harper, majoritaire depuis mai 2011, aurait très bien pu faire adopter les lois qu'il voulait pour interdire le port du niqab aux cérémonies de citoyenneté, dans la fonction publique, dans les bureaux de vote et ailleurs s'il l'avait voulu. Il a préféré garder cette question délicate comme arme électorale.

Il est pour le moins ironique de voir aujourd'hui M. Harper louanger le projet de loi des libéraux du Québec, qui se sont avancés sur ce terrain à reculons et qui ont fait campagne, l'an dernier, sur les « vraies affaires », en réponse au PQ qui défendait sa charte de la laïcité.

On ne trouve pas beaucoup de fonctionnaires fédérales (y en a-t-il une seule ?) derrière un niqab, mais ce satané bout de tissu cache depuis des semaines les « vraies affaires » de cette campagne électorale fédérale.

On parle beaucoup, depuis quelques semaines, des cérémonies de citoyenneté, mais on ne parle pas d'immigration et d'accueil des réfugiés. Hier, le quotidien The Globe and Mail révélait que le Bureau du premier ministre (BPM) Harper est intervenu directement le printemps dernier dans l'évaluation des dossiers de réfugiés syriens, une pratique aussi inusitée que déplacée. Combien de demandes de réfugiés ont-elles été rejetées par le BPM ? Sous quels motifs ? Pourquoi cibler précisément ces réfugiés ?

Le traitement des demandeurs d'asile devrait être à l'abri de l'arbitraire politique, mais les électeurs se soucieront-ils vraiment de l'intervention du premier ministre ? J'en doute. Parlons de niqab, c'est plus urgent !

Plusieurs autres enjeux majeurs ont disparu derrière le niqab. L'environnement, notamment, qui est à la politique ce que sont les résolutions du jour de l'An dans notre vie : on en parle une fois par année, avec la meilleure volonté du monde, puis on ne change rien dans nos habitudes.

Les partis politiques ont eu leur « journée verte » dans cette campagne, mais le déversement projeté de huit milliards de litres d'eaux usées de la Ville de Montréal dans le fleuve nous rappelle que malgré les promesses et les beaux discours, sur les technologies vertes, notamment, nous avons toujours des pratiques dignes du siècle précédent en matière de protection de l'environnement.

Il y a aussi les projets de pipeline, dont celui d'Énergie Est, qui traverserait le Québec. Malgré leurs apparentes divergences d'opinion sur cette question, les trois partis qui peuvent prendre le pouvoir sont tous en faveur de ce projet. MM. Mulcair et Trudeau se bornent à critiquer le manque d'évaluation environnementale du gouvernement Harper, mais ils sont discrets sur leurs propres exigences. Quant à M. Harper, il préfère faire du millage sur le niqab plutôt que parler de pipelines. Le Bloc, quant à lui, a même trouvé le moyen de faire un amalgame douteux entre les deux sujets dans une publicité récente.

Parlant de vraies affaires, deux sujets bien vite expédiés par le gouvernement sortant : le Partenariat transpacifique, présenté comme une panacée même si on ne connaît pas tous les détails de l'entente, et les meurtres et disparitions de centaines de femmes autochtones, un tabou entretenu depuis des années par le refus du gouvernement Harper d'ordonner une enquête publique.

Une femme enniqabée veut devenir Canadienne le visage voilé, et ça devient l'enjeu numéro un des élections ; 1200 femmes autochtones sont assassinées ou ont disparu, et le premier ministre évacue la question en deux minutes.

Les vraies affaires.