Je n'aime pas m'autociter, mais pour toutes les fois où je me trompe dans mes prédictions, je vais m'accorder celle-ci : j'avais prédit, en 2011, la fin prochaine des campagnes traditionnelles et, effectivement, nous y voilà.

Remarquez, pas besoin d'être un grand prophète pour être arrivé à cette conclusion. Les habitués des campagnes électorales fédérales voyaient bien, il y a de ça quatre ans, que le modèle traditionnel devenait trop lourd, trop cher et un brin archaïque.

Parcourir des milliers de kilomètres en avion, puis transporter toute la caravane électorale dans un convoi d'autocars lents et polluants pour aller faire une annonce qui, de toute façon, sera vite enterrée par les autres événements du jour, ça ne fait pas très 2.0.

En plus, argument de poids, les campagnes traditionnelles sont devenues beaucoup trop chères pour des médias qui tirent le plus souvent le diable par la queue ces années-ci. En 2011, par exemple, une place dans la campagne du Parti conservateur et du Parti libéral coûtait au bas mot 50 000 $ par journaliste. On peut donc raisonnablement penser que ce sera encore plus cher cette année dans les caravanes du PCC, du PLC et du NPD, ce qui explique que plusieurs médias (c'est le cas de tous les journaux francophones) vont sauter un tour et adopter une autre forme de couverture. Si la nécessité est la mère de toutes les inventions, l'austérité est celle de l'imagination et de la créativité.

De toute façon, les partis politiques aussi modifient leurs pratiques, en particulier les conservateurs, qui cherchent depuis des années à contourner les médias pour parler directement aux électeurs. 

Accès médiatique restreint, nombre limité de questions, relations tendues, voire méprisantes : couvrir une campagne de Stephen Harper, c'est comme essayer d'avoir une conversation avec une statue de cire.

La dernière proposition des conservateurs - tenir au moins cinq débats des chefs - participe de cette volonté affirmée de changer les règles du jeu. Il faut bien être de son temps, et on ne peut reprocher aux conservateurs de chercher les meilleurs moyens de passer leur message. Il y a toutefois des risques à transformer les campagnes électorales en gros show de TV.

Les débats des chefs sont utiles, nécessaires même. Ils permettent de mieux connaître les candidats au poste de premier ministre et de jauger leurs aptitudes à gouverner. Une campagne électorale devrait cependant rester un moment privilégié, pour les chefs, d'aller à la rencontre des électeurs partout au pays. Chaque débat immobilise les caravanes pendant deux jours (une journée de préparation et la journée du débat) et les éloigne ainsi du « terrain ». Participer à 5 ou 6 débats, c'est passer de 10 à 12 jours de moins sur la route, dans une campagne de 35 jours.

Ce contact avec le « vrai monde » est déjà en régression constante au fédéral depuis deux ou trois décennies, et la multiplication des débats télévisés ne fera qu'accélérer le phénomène.

Avec les conservateurs, on se dirige irrémédiablement, depuis quelques années, vers un modèle de campagne très formaté : une annonce (sans question ou alors très peu) le matin sur le thème du jour, le plus souvent devant des militants, et une assemblée partisane en début de soirée. M. Harper a même pris la détestable habitude d'organiser ses points de presse devant une salle pleine de militants, qui interrompent les journalistes en applaudissant et qui les chahutent aussi lorsqu'ils n'aiment pas les questions.

On comprend fort bien la stratégie des cinq ou six débats privilégiée par les conservateurs : il s'agit évidemment de mettre Justin Trudeau à l'épreuve le plus souvent possible dans d'impitoyables joutes oratoires. À ce petit jeu, le chef du NPD, Thomas Mulcair, pourrait même devenir un « allié » de M. Harper, puisqu'il cherchera lui aussi à déstabiliser le jeune chef libéral. 

Le NPD qui marque des points sur les libéraux, c'est tout bénéfice pour les conservateurs.

Justin Trudeau ne saute pas d'enthousiasme, on le comprend, mais il risque d'être jugé sévèrement s'il refuse de jouer le jeu.

Accessoirement, la formule retenue par les conservateurs leur permet de limiter la visibilité des petits partis, puisque le chef du Bloc ne serait invité qu'au Québec et que la chef des Verts, Elizabeth May, serait exclue des débats francophones.

Il y a un autre risque à cette multiplication des débats télévisés : les campagnes, plus que jamais, se transformeront presque uniquement en batailles de personnalités, toute l'attention étant mise sur les chefs uniquement, au détriment du contenu et des équipes aspirant au pouvoir. C'est déjà le cas, direz-vous. Vrai, mais est-ce vraiment sain d'accentuer encore davantage le phénomène ?

D'autant que la formule Harper pourrait faire des petits. Je pense, notamment, au futur chef du PQ, Pierre Karl Péladeau, qui, comme le chef conservateur, n'aime pas particulièrement les médias...