Lorsque mes parents ont décidé, en 1965, de quitter la France avec mes cinq frères et soeurs, ils avaient trois destinations en vue: le Québec, l'Australie et l'Afrique du Sud.

Ce fut finalement le Québec, où je suis né l'année suivante. Bon choix, même si encore aujourd'hui, chaque fois que je vois une photo de koala, je leur en veux secrètement de m'avoir fait nord-américain plutôt qu'océanien.

L'option Afrique du Sud, par contre, m'a toujours laissé perplexe. En découvrant les horreurs de l'apartheid, dans les années 70, 80 et 90, je me suis souvent demandé comment une famille de Blancs comme la nôtre aurait pu vivre normalement dans un pays défiguré par ce régime abject. Aurions-nous dû choisir un camp? Rester neutres, donc vaguement complices? Aurais-je été, une fois adulte, à la hauteur des idéaux défendus par Nelson Mandela, ce géant? Aurais-je été témoin ou acteur? Ces questions me hantent toujours.

En 2010, je suis allé en Afrique du Sud pour La Presse à l'occasion de la Coupe du monde de soccer, et j'ai rencontré des Blancs de mon âge dont les parents ont lutté auprès des Noirs, avec l'ANC, certains prenant même les armes.

Cette lutte leur a coûté cher. Doublement. Reniés par les Blancs ségrégationnistes et néanmoins constamment suspects aux yeux de certains Noirs. Sans compter qu'ils étaient régulièrement la cible des services de renseignement du régime.

Un des plus grands exploits de Nelson Mandela, une fois au pouvoir, fut de maintenir une paix relative dans son pays, de contenir le déferlement meurtrier de la majorité noire contre la minorité blanche, dont une certaine partie profitait du régime d'apartheid.

Nelson Mandela ne voulait pas être président, il a fallu que ses plus proches collaborateurs et amis le convainquent, même si tout son peuple le réclamait. Et une fois président, il n'a fait qu'un mandat. Rien que ça, déjà, c'est admirable.

Il a su aussi se montrer reconnaissant envers les pays et leurs leaders qui se sont opposés à l'apartheid, dont le Canada.

Déjà, en 1961, John Diefenbaker avait ouvertement critiqué ce régime lors d'une rencontre du Commonwealth, ce qui avait conduit au retrait de l'Afrique du Sud de cette organisation.

Quelques mois après sa libération, en 1990, Nelson Mandela était venu au Canada à l'invitation du premier ministre Brian Mulroney, qui s'était lui aussi farouchement opposé au régime raciste de Pretoria, provoquant même de vives tensions avec Margaret Thatcher.

À ce jour, l'opposition du Canada et les campagnes de MM. Diefenbaker et Mulroney contre l'apartheid figurent encore parmi les plus hauts faits d'armes du Canada sur la scène internationale.

Dans un discours à la Chambre des communes, en 1990, M. Mandela avait remercié chaleureusement M. Mulroney pour son implication notamment au sein du Commonwealth, lui demandant par ailleurs de maintenir les sanctions sur le régime sud-africain tant que des élections libres n'auraient eu lieu.

Lors d'une escale de ravitaillement de son appareil à Goose Bay, au Labrador, sur le chemin du retour, Nelson Mandela avait échangé avec de jeunes autochtones, un épisode qui l'avait marqué et dont il allait reparler plus tard dans ses mémoires.

En 2001, sous le gouvernement de Jean Chrétien, Nelson Mandela est devenu le premier étranger à obtenir de son vivant le titre de citoyen honoraire du Canada, en plus de recevoir l'Ordre du Canada.

Dans ses mémoires, Jean Chrétien raconte à quel point il était impressionné par le charisme de Nelson Mandela, ajoutant que jamais, lors de leurs longues conversations privées, celui-ci n'a manifesté la moindre colère ou rancune contre le régime et ses oppresseurs qui l'ont emprisonné pendant 27 ans.

L'après-Mandela

La disparition de Nelson Mandela plonge, bien sûr, son pays dans le deuil, mais elle soulève aussi une autre question: est-ce que l'ANC, le parti politique légendaire dans lequel il a milité dès ses plus jeunes années, pourra lui survivre?

Au pouvoir depuis 19 ans, l'ANC ne cesse de s'enliser dans les bas-fonds politiques. Corruption, népotisme, incompétence, fraude électorale, autoritarisme, les successeurs de Nelson Mandela ont fait capoter ce qui fut, pendant des décennies, le véhicule de libération de tout un peuple.

C'est particulièrement vrai du président actuel, Jacob Zuma, un personnage louche et autoritaire aux moeurs et aux accointances douteuses qui a fait reculer l'Afrique du Sud, annihilé les avancées démocratiques, institutionnalisé la corruption et abandonné son peuple.

L'archevêque anglican Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix et partenaire de lutte de Nelson Mandela, avait dit en 2010 que ce dernier serait profondément blessé s'il connaissait toutes les turpitudes de ses successeurs.

Puis, au début de cette année, Mgr Tutu a carrément largué l'ANC. «J'ai voté toutes ces années pour l'ANC, mais malheureusement je ne pourrais plus voter pour eux vu la manière dont les choses ont tourné», a-t-il déclaré.

Desmond Tutu, maintenant âgé de 81 ans, ajoutait: «Le meilleur hommage à Mandela serait une démocratie réelle et en marche en Afrique du Sud.»

Cette déclaration de Mgr Tutu fait échos au discours prononcé par Nelson Mandela devant la Chambre des communes, il y a 23 ans:

«Nous sommes certains que vous [Brian Mulroney] et le reste du peuple canadien resterez avec nous jusqu'au bout, non seulement dans notre combat pour mettre fin au régime de l'apartheid, mais aussi dans nos efforts pour bâtir un avenir heureux, pacifique et prospère pour tous les habitants de l'Afrique du Sud et de l'Afrique australe.»

Un quart de siècle plus tard, l'Afrique du Sud est loin d'être arrivée au bout. Idem pour notre engagement, qui ne devrait pas disparaître avec Nelson Mandela

Pour joindre notre chroniqueur: vmarissal@lapresse.ca