J'étais attablé il y a quelques jours dans un petit café de Calgary avec un Québécois en «exil», Jean-François Richer, prof de littérature française du XIXe siècle et spécialiste de Balzac à l'Université de Calgary.

Ce papa de deux jeunes enfants, qui a vécu à Montréal avant de faire son doctorat à Paris, n'a pas du tout le profil de l'électeur conservateur typique, tout le contraire. Pourtant, pendant notre longue discussion sur le climat politique et social de sa province d'adoption, il me lancera tout à coup: «Je n'ai jamais voté conservateur, mais je vais peut-être le faire cette fois-ci parce que c'est le meilleur moyen de bloquer le Wildrose et à l'université, plusieurs collègues en arrivent à la même conclusion en cette fin de campagne.»

Je ne sais pas où Jean-François a finalement mis son X lundi, mais de toute évidence, plusieurs Albertains de la frange progressiste et libérale ont décidé d'appuyer le Parti conservateur d'Alison Redford, réélue haut la main.

Entre deux maux, ces électeurs ont choisi le moindre. Il faut dire que Mme Redford a vraiment des airs de libérale à côté de la chef du Wildrose, Danielle Smith.

Mme Redford a fait campagne sur l'ouverture de l'Alberta au monde; Mme Smith a ressorti la théorie du «mur coupe-feu» pour isoler l'Alberta.

Mme Redford croit aux changements climatiques; Mme Smith doute encore des preuves scientifiques.

Mme Redford veut investir des milliards dans le développement de technologies vertes; Mme Smith voulait annuler ces programmes une fois élue.

Mme Redford veut tendre la main aux provinces; Mme Smith se plaint de payer trop en péréquation.

Mme Redford a promis de protéger les services publics; Mme Smith voulait ouvrir la porte au privé en santé.

De toute évidence, les Albertains ont préféré l'approche de Mme Redford, dont le parti a obtenu moins de votes en pourcentage lundi (44% contre 53% en 2008), mais qui a tout de même augmenté de 65 000 ses appuis en chiffres absolus.

Le salut du Parti conservateur est venu des électeurs progressistes, comme Jean-François, mais aussi des deux grandes villes, Calgary et Edmonton. Donnée méconnue en Alberta: un peu plus de 80% de la population vit en ville, un terreau moins fertile pour la droite orthodoxe, religieuse ou libertarienne.

Plusieurs électeurs, surtout des libéraux, ont voté stratégiquement pour barrer la route au Wildrose. De fait, le Parti libéral albertain a perdu 16,4% par rapport à son score de 2008. Les Verts, quant à eux, sont passés de 4,5% à... 0% (statistiquement, mais en chiffres: de 43 222 votes en 2008 à 5074 lundi).

Le Wildrose a fait un bond de géant, passant de 7% en 2008 à 34% cette fois-ci (de 64 407 votes à 442 041), ce qui aura contribué à faire augmenter le taux de participation en Alberta de 40,6% en 2008 à 58,5% lundi.

Bel effort, mais il aurait fallu plus pour que le Wildrose réussisse à contrecarrer trois éléments fatals contre lui: la base progressiste-conservatrice en ville, le ralliement des libéraux vers le PC et la machine, apparemment encore en bon état, du Parti conservateur, qui vient de remporter une 12e majorité consécutive!

En dépit d'un courant Wildrose très fort, d'une tendance décelée par tous les sondages, les électeurs albertains ont eu un doute devant cette équipe disparate (comptant notamment de nombreux ultra-religieux) et inexpérimentée.

On peut évidemment accuser les sondeurs de s'être plantés (ce qui est possible), mais il est très clair aussi que les derniers jours de campagne ont joué contre le Wildrose, notamment à cause de déclarations controversées de certains de ses candidats.

Au Québec, bien des souverainistes se frottaient les mains devant la perspective de l'élection d'un gouvernement du Wildrose, très critique de la péréquation et des programmes sociaux au Québec.

À Ottawa, bien des députés conservateurs de Stephen Harper espéraient aussi la victoire de ce parti plus à droite, plus proche de leurs allégeances.

Ils devront maintenant composer avec un gouvernement albertain plus modéré, plus moderne, plus progressiste (plutôt libéral, selon les standards albertains) et plus ouvert.

Durant la campagne, Alison Redford a beaucoup insisté sur la nécessité pour sa province de construire des ponts (et non des murs) vers les autres provinces. Elle veut aussi façonner un nouveau pacte énergétique canadien.

L'avenir économique de ce pays passe, immanquablement, par l'exploitation de ses richesses naturelles et énergétiques.

Avec un nouveau mandat très fort en poche pour les quatre prochaines années, Alison Redford devient un des acteurs les plus influents de la scène politique et économique nationale.

Son expérience professionnelle en diplomatie pourrait lui être utile pour rallier les autres provinces à sa cause, notamment l'Ontario, où le premier ministre Dalton McGuinty a récemment dénoncé les effets néfastes d'une économie dopée par les «pétrodollars» de l'Alberta.

vincent.marissal@lapresse.ca