Il y aura demain 15 ans, jour pour jour, le Québec s'est rendu aux urnes, les nerfs à fleur de peau, pour se prononcer sur l'avenir du Québec au terme d'une campagne référendaire dramatique.

Pendant 35 jours, le camp du Non avait lourdement insisté sur les risques d'instabilité politique et économique qu'entraînerait un Oui. Le récit, à ce jour inédit, d'une visite de Jacques Parizeau aux grands financiers de Londres quelques semaines avant le référendum démontre toutefois que le Oui inquiétait plus ici qu'à l'étranger.

Qui ne se souvient pas de cette fameuse déclaration de Jean Chrétien, à propos de l'instabilité politique au Québec: «Il n'y a rien de plus nerveux qu'un million de dollars. Ça ne parle pas français, ça ne parle pas anglais et ça déménage bien vite, aujourd'hui».

M. Chrétien avait tenu ces propos juste après le dernier référendum sur l'avenir du Québec, il y a 15 ans, affirmant que le projet souverainiste menaçait la stabilité économique du Canada.

C'était, durant la campagne référendaire de 1995, l'argument massue des fédéralistes. Pourtant, de l'autre côté de l'Atlantique, à environ six heures de vol, l'option souverainiste ne semblait pas beaucoup énerver la livre sterling.

Selon des sources près de Jacques Parizeau à l'époque, l'establishment financier de la City avait accueilli avec le proverbial flegme britannique le projet souverainiste, que leur avait personnellement présenté l'ex-premier ministre trois mois avant le référendum.

Invité à Londres pour le 100e anniversaire de la prestigieuse London School of Economics, où il a obtenu son doctorat dans les années 50, M. Parizeau avait profité de son bref séjour, au mois de juillet, pour rencontrer des gens d'affaires influents ayant des liens avec le Québec ainsi que le gouverneur de la Banque d'Angleterre, feu Eddie George.

Il s'était par ailleurs rendu à la Chatham House (du Royal Institue of International Affairs) ainsi qu'au très sélect Pall Mall Club.

L'ancien député péquiste David Payne, lui-même britannique d'origine, qui avait organisé les rencontres avec le Bureau du Québec à Londres, se souvient que Jacques Parizeau était comme un poisson dans l'eau parmi ces bonzes de la haute finance et que son projet, quoique peu populaire devant une telle audience, avait été respectueusement accueilli.

«M. Parizeau avait fait une présentation impressionnante et détaillée au cours d'un dîner devant une vingtaine de dirigeants d'entreprise. À la fin, sir Ian Harrison, de Rolls Royce, a dit à M. Parizeau: «Je parle en mon nom et au nom de mes collègues en vous disant que nous ne souhaitons pas que vous obteniez un Oui, mais si vous deviez l'obtenir, nous n'avons pas l'intention de retirer nos investissements au Québec et nous éviterons toute instabilité financière.»«

Selon M. Payne, M. Harrison s'était même engagé à discuter de la situation avec le premier ministre britannique John Major si le Oui devait l'emporter.

Même exercice devant le gouverneur de la Banque d'Angleterre, Eddie George, qui avait reçu M. Parizeau accompagné d'un sous-ministre des Finances. Et sensiblement même réaction, ajoute David Payne. «M. George a dit à M. Parizeau que les marchés avaient déjà escompté les résultats du référendum et qu'il n'anticipait pas de grandes fluctuations.»

Fait cocasse de ce passage à Londres, Jacques Parizeau avait été présenté à la princesse Anne, avec laquelle il avait discuté pendant quelques minutes lors du dîner de la London School of Economics. On ne connaît pas, toutefois, la teneur de leur discussion.

Curieusement, Jacques Parizeau lui-même n'a gardé qu'un vague souvenir de ce séjour à Londres. En entrevue avec le chef du bureau de La Presse à l'Assemblée nationale, Denis Lessard, il a même minimisé l'importance de ses rencontres londoniennes. Selon M. Parizeau, les pôles majeurs de la démarche post-Oui étaient à Paris et à Washington, pas à Londres.

Jean Campeau, qui était ministre des Finances dans le gouvernement Parizeau à cette époque, se souvient de ce voyage à Londres, mais il n'y avait pas participé directement.

«M. Parizeau faisait ces voyages seul et il avait commencé dès 1976, quand il était lui-même ministre des Finances, à entretenir des liens et même des amitiés à l'étranger, raconte M. Campeau. Dès 1976 (ndlr: M. Campeau était alors fonctionnaire aux Finances), il avait d'ailleurs commencé à «affamer» les courtiers canadiens en faisant des emprunts ailleurs, sur les marchés étrangers, qui étaient très contents de nous prêter de l'argent.»

Un autre successeur de M. Parizeau aux Finances, qui allait aussi devenir premier ministre, Bernard Landry, avait aussi entendu parler des démarches de M. Parizeau à Londres.

L'accueil pragmatique fait à son ancien chef ne le surprend pas du tout. «Ici, c'était absolument dramatique (le climat référendaire), mais à Londres, ça l'était déjà beaucoup moins. On compte 145 nouveaux pays indépendants depuis 1945, dont plusieurs sont d'anciennes colonies britanniques», dit M. Landry.

Selon MM. Campeau et Landry, les financiers de Londres et d'ailleurs dans le monde ne faisaient pas une faveur au Québec; ils voulaient seulement faire de l'argent. Même la Banque du Canada avait implicitement accepté de jouer le jeu, selon les acteurs de l'époque.

«Je ne suis pas surpris que le gouverneur de la Banque d'Angleterre ait dit ça à M. Parizeau. Celui de la Banque du Canada l'avait rencontré aussi, quelques mois avant le référendum, et chacun comprenait que personne n'avait intérêt à ce que le dollar canadien plante», ajoute un proche conseiller de Jacques Parizeau.

Dans Le Régent, troisième tome du collègue radio-canadien Pierre Duchesne sur la carrière politique de Jacques Parizeau, celui-ci explique que c'est la Banque du Canada qui aurait eu la responsabilité de soutenir le dollar canadien, ce qui était dans son intérêt d'ailleurs. «Ne tirez pas sur le Québec, vous vous tirez dans le pied», résume M. Parizeau à Pierre Duchesne.

Sur la relation avec la Banque du Canada, Bernard Landry ajoute: «Ce ne sont pas des fous, ce sont des humains, et en bons techniciens, en bons technocrates même, ils cherchent l'harmonie, pas le chaos.»

Même chose pour les bonzes de la City. D'autant plus que «Monsieur parlait le langage des financiers, il était tellement à l'aise dans ce monde-là... Quand il parlait, on l'écoutait», se souvient un ancien conseiller de Jacques Parizeau.

Du côté des acteurs du gouvernement fédéral de l'époque, personne n'a voulu commenter les plans financiers de Jacques Parizeau. Un membre de l'entourage de Jean Chrétien précise qu'Ottawa n'était pas au courant des rencontres à l'étranger de l'ancien premier ministre péquiste.

«Les énergies étaient consacrées à 100% à gagner le vote. C'était le seul plan (A, B, C!): gagner le vote», résume-t-on.

Il y aura 15 ans demain, le Non l'avait emporté par la peau des dents. Les proches et les collègues de Jacques Parizeau affirment que, contrairement à ce que disaient les ténors du Non, le projet souverainiste était assis sur de solides bases financières, ici et à l'étranger, et qu'il n'y aurait pas eu de cataclysme économique.

C'est Gilles Duceppe qui semble avoir repris aujourd'hui le bâton du pèlerin pour «vendre» la souveraineté à l'étranger, mais on peut se demander qui, au PQ, pourrait marcher dans les traces de Jacques Parizeau.

«Qui pourrait faire ça aujourd'hui, je ne peux pas dire, dit Bernard Landry. Moi, je n'ai aucune fonction au Parti québécois, mais je continue inlassablement à passer le message partout où je vais et à tous les étrangers que je reçois ici.»