Preuve irréfutable que les libéraux de Michael Ignatieff ont repris un peu confiance en eux après des mois difficiles, ils se remettent à parler des «valeurs canadiennes», sous-entendant, évidemment, qu'ils en sont les seuls véritables gardiens.

Il y a les «valeurs conservatrices» et les «valeurs canadiennes», martèle le chef libéral depuis quelques jours à chaque arrêt de son Express libéral, un car de campagne avec lequel il a fait le tour du pays cet été.

Les libéraux reviennent donc à leur vieux fonds de commerce, les fameuses valeurs canadiennes, qu'ils assimilent souvent aux «valeurs libérales».

M. Ignatieff a même ajouté ceci, lundi, devant son caucus: «L'une des choses que vous apprenez lorsque vous faites une tournée de 142 arrêts dans chaque province et région du pays, et ça s'inscrit en vous: ce pays est trop grand, trop riche, trop diversifié, trop complexe pour être gouverné par une idéologie aveugle importée des États-Unis.»

Voilà qui est ironique de la part d'un chef qui a été fustigé, ridiculisé même par les conservateurs, parce qu'il a passé le plus clair de sa vie d'adulte aux États-Unis. La réplique des conservateurs ne tardera pas, on la sent déjà venir.

Les libéraux veulent reconquérir l'électorat en présentant Stephen Harper comme un politicien de droite, dogmatique et inspiré des années Bush. À l'heure où les conservateurs de droite sombrent dans des excès idéologiques, symbolisés notamment par les discours délirants du Tea Party, la stratégie libérale est certes de bonne guerre, mais fera-t-elle mouche? Rien n'est moins sûr.

D'abord, avant de vouloir personnifier les «valeurs canadiennes», Michael Ignatieff devra en dire plus aux Canadiens quant à son propre plan politique pour le pays. À ce jour, on a encore du mal à voir les différences fondamentales entre MM. Harper et Ignatieff puisque ce dernier n'arrive pas à se distinguer en économie ni en politique étrangère et intérieure.

Ensuite, même si M. Harper est plus à droite que ses prédécesseurs, même s'il est vrai que le Parti républicain et ses penseurs influencent les conservateurs d'ici, notre droite est tout de même plus légère que celle de nos voisins du Sud.

Selon les libéraux, le paysage politique est noir et blanc: d'un côté, les conservateurs et les valeurs de droite; de l'autre, les libéraux et les valeurs canadiennes.

Si c'était si simple, le NPD ne serait pas à ce point déchiré sur la question de savoir s'il faut ou non appuyer un projet de loi conservateur, nommément celui qui veut abolir l'enregistrement des armes d'épaule.

Même chez les libéraux, d'ailleurs, le maintien intégral du registre des armes à feu ne fait pas l'unanimité. Pas plus, en fait, que le débat sur l'avortement, comme l'a constaté douloureusement Michael Ignatieff le printemps dernier.

En opposant «valeurs conservatrices» et «valeurs canadiennes», les libéraux sous-entendent que les premières sont contraires aux secondes. Erreur. Le fait est que le Canada est plus conservateur qu'on le croit généralement, et Stephen Harper l'a bien compris. Pas dans le sens de «Parti conservateur», mais dans le sens de «traditionnel», dans le sens d'«attaché aux valeurs traditionnelles» comme la loi et l'ordre, et opposés aux grands chambardements sociaux. Attaché aux valeurs «rurales», ce qui explique l'aversion de tant de Canadiens pour l'obligation d'enregistrer leurs armes.

Dans ses mémoires (un livre de près de 600 pages intitulé Courage and Consequence), Karl Rove, le «cerveau» de George W. Bush, explique la réélection de son protégé, en 2004 par l'«incurie de la gauche à comprendre à quel point les États-Unis sont traditionalistes», notamment en ce qui touche les valeurs familiales.

Évidemment, les Canadiens sont, en moyenne, moins «conservateurs» que les Américains, mais un noyau d'électeurs, sans être résolument de droite et sans être militants, pensent néanmoins que l'État devrait leur foutre la paix avec leur arme de chasse, qu'Omar Khadr peut bien crever dans sa geôle à Guantánamo, que les prisonniers talibans torturés n'ont que ce qu'ils méritent, qu'il faut acheter des avions militaires pour surveiller les méchants Russes en Arctique ou que les réfugiés tamouls devraient être renvoyés en mer sur leur vieux rafiot.

Il y a au Canada, quelque part entre le centre et la droite, des électeurs «traditionalistes», pour reprendre l'expression de Karl Rove, sensibles à ces enjeux.

M. Harper le sait, notamment parce que son parti compile des données extrêmement précises sur les électeurs grâce à un logiciel connu sous le nom de CIMS (constituent information/issue management system).

Cocasse, non? Le parti qui abolit le caractère obligatoire du formulaire détaillé du recensement sous prétexte qu'il s'agit d'une intrusion dans la vie des Canadiens amasse et analyse aussi des tonnes de renseignements sur ces mêmes Canadiens pour savoir de quel bord ils risquent de voter.

Ça aussi, c'est importé directement des États-Unis.