À la réception de la distillerie Barbancourt, le vieux tableau présentant tous les prix internationaux gagnés par le fameux rhum haïtien depuis 148 ans est encore un peu de travers, signe des terribles secousses du 12 janvier dernier.

Il y a d'autres signes encore plus spectaculaires autour, comme les camps de fortune misérables installés entre les champs de canne à sucre, le terrain de soccer de l'entreprise envahi par 300 familles sinistrées et, surtout, le gazon calciné par l'alcool sur le terrain même de la distillerie.

C'est que le tremblement de terre a fait basculer des barriques de rhum, qui ont éclaté en tombant, déversant environ un million de litres du précieux liquide autour des vieux immeubles.

L'odeur est enivrante, mais les dégâts sont faramineux. Il faudra racheter les barriques de chêne français, reconstruire certaines parties des entrepôts de vieillissement, réaménager le terrain et, surtout, négocier avec l'assureur pour récupérer les pertes (stocks, matériel et manque à gagner) évaluées entre quatre et cinq millions de dollars par l'entreprise.

Il a aussi fallu reconstruire un kilomètre de mur en pierre écroulé et réparer tant bien que mal les vieilles machines.

«Encore une chance que personne ne s'est approché de la distillerie avec une cigarette dans les heures suivant le séisme, cela aurait provoqué toute une explosion!» explique le président de Barbancourt, Thierry Gardère, en entrevue à La Presse.

«Seulement» 2 des 250 employés sont morts dans le tremblement de terre, mais 40% d'entre eux ont perdu leur maison. Cela cause évidemment des problèmes d'absentéisme, de ponctualité et de productivité.

De plus, cinq des six secrétaires de l'entreprise sont parties à l'étranger avec leurs enfants, afin de sauver l'année scolaire.

La production a repris difficilement 15 jours après la catastrophe, mais environ 30% des stocks, les vieux rhums en particulier, la fierté de la distillerie, ont été perdus.

L'embouteillage reprendra dans deux semaines; les ventes, dans un mois. Il faudra toutefois quatre ans à Barbancourt pour retrouver son rythme de production et ses stocks d'avant le 12 janvier.

Heureusement, l'entreprise était assurée, y compris contre les tremblements de terre, même si son propriétaire avoue avoir toujours craint plutôt les inondations et les incendies.

Thierry Gardère a aussi perdu sa maison, située près de l'hôtel Montana, dans l'un des coins les plus durement frappés de Port-au-Prince.

La seule «bonne» nouvelle, c'est que le tremblement de terre a permis à Barbancourt de se faire connaître sur la planète, un bénéfice inattendu du battage médiatique qui a suivi le séisme.

Mais M. Gardère est las de parler de tremblement de terre, de destruction, de morts, de ruines, de destruction...

«Je suis un peu fatigué de parler de tout ça, nous avons hâte de passer à autre chose, dit-il. Tous les jours, on passe dans les décombres, on ne voit que ça. Tous les jours, des messages de sympathies à la radio. Je dis: assez, arrêtez!»

La production est en train de retrouver un rythme à peu près normal. Dans la grande cour, à côté des installations de la distillerie, des dizaines de remorques pleines de canne à sucre sont livrées chaque jour par les paysans du coin. Un grand tracteur avec une pelle-mâchoire ramasse les longues tiges et les dépose dans le broyeur qui extraie le jus, qui coule vers une immense cuve de chauffage.

Fondée en 1812, Barbancourt ne l'a pas toujours eu facile. Les soubresauts politiques, les coups d'État, les crises, les incendies, les catastrophes naturelles. Les embargos, surtout.

Au début des années 90, lorsqu'un embargo commercial a durement frappé le petit pays, Barbancourt a énormément souffert, mais l'entreprise s'est relevée.

«Les deux pays qui ont appliqué l'embargo tout de suite ont été les États-Unis et le Canada, nos deux plus grands clients», explique M. Gardère.

La maison Barbancourt est à l'image d'Haïti: résistante et fière. Même s'il ne veut plus parler du tremblement de terre, Thierry Gardère espère que les secousses permettront aussi à son pays de changer et de s'en sortir vraiment, cette fois.

«Haïti, je veux y croire, sinon, nous ne serions plus là», lance-t-il en riant.

D'importants changements sociaux et politiques s'imposent, toutefois, ajoute-t-il. Haïti doit abandonner sa mentalité individualiste et les petites combines.

«Les 10 milliards (de la communauté internationale) doivent servir à reconstruire Haïti. Il est temps que nous ayons en Haïti une fonction publique et un gouvernement au service des Haïtiens. Il est temps de nommer les gens en fonction de leurs compétences, et non pas en fonction de qui ils connaissent», plaide M. Gardère.

Un peu plus de trois mois après le séisme, il dit commencer à voir «un peu de mouvement du gouvernement». «Mais pour le logement social, notamment, c'est flou pour le moment. Il faudrait reloger les gens sur des terrains de l'État et leur donner des titres de propriété.»

Pas facile, cependant, de faire bouger le gouvernement haïtien, se désole M. Gardère.