On revenait d'une virée à l'extérieur de Port-au-Prince lorsque ma collègue m'a fait signe de la tête de regarder à gauche.

Habituellement, c'est le code pour «regarde, un autre camp infâme, un autre édifice aplati comme une crêpe, une autre scène chaotique de distribution de bouffe» et combien d'autres misères...

Pas cette fois. À gauche, il y avait un grand terrain de soccer, qui ressemblait à tous les terrains de soccer, et des enfants avec des dossards de couleurs différentes, qui ressemblaient à tous les enfants jouant au soccer.

Une scène comme on en voit partout au Québec tous les jours de l'été. Mais ici, voir, enfin, quelque chose de «normal», d'organisé, c'est tellement rare que ce tableau en était émouvant.

On atteint rapidement sa limite d'absorption d'horreurs dans cette ville. Sur la route, l'autre jour, j'ai vu une affiche religieuse (comme il y en a des milliers ici) qui disait «Christ capable». Dans mon cas, après 10 jours, c'est plutôt «christ, pu capable».

Mais assez de morts, assez d'abominations et de souffrance sans espoir. Quelques notes positives pour terminer mon bref séjour, si vous permettez, question de mettre une petite touche de couleur dans ce sombre paysage.

Les fruits

Ce n'est pas vrai que rien ne pousse en Haïti. Au contraire, on peut acheter à tous les coins de rue de la capitale des fruits charnus extraordinaires, les mangues, en particulier.

Un pays qui produit des fruits aussi délectables ne peut être complètement pourri.

Les clémentines, aussi. Les gros avocats et les ananas. Le jeune homme qui travaillait avec moi vendredi m'a offert deux énormes ananas en guise de cadeau d'adieu. Il était tellement fier.

«Tu en manges un ce soir et tu rapportes l'autre à Montréal pour ta famille», m'a-t-il dit. J'imaginais la tronche du douanier à Dorval...

Le rhum

Je ne suis ni connaisseur ni très amateur, mais le rhum haïtien est, aux dires de ceux qui s'y connaissent, un des meilleurs au monde. Surtout le Barbancourt de 15 ans. J'ai eu des commandes par courriel d'amateurs frustrés de ne plus en trouver à la SAQ. Au Québec, on ne trouve que le Barbancourt Pango rhum aux épices et fruits ambré (Code SAQ: 10938967, 29$), d'après mes recherches. Si quelqu'un veut se lancer dans l'importation de rhum haïtien vers le Québec, c'est le temps. La SAQ serait bien mal avisée de refuser cette modeste aide à l'économie de ce pays miséreux.

Le travail

La chaleur, la pauvreté, la sous-scolarisation, une certaine attitude et, maintenant, le choc post-traumatique sont autant de facteurs pesant lourdement sur la motivation (on n'oserait parler ici de productivité) des Haïtiens.

Cela dit, des millions de gens travaillent ici de longues heures et pour des salaires dérisoires (5$ par jour est ici un salaire décent).

Le simple fait de se pointer à son travail est même devenu thérapeutique pour bien des Haïtiens.

À l'usine One World Apparel, un atelier de confection d'uniformes appartenant à Charles Baker (aussi chef du parti politique Respe et candidat aux prochaines présidentielles), les 750 employés sont revenus au boulot le lendemain du tremblement de terre. Moins d'une semaine après le séisme, la production était revenue à la normale.

«Quand j'entends des gens dire qu'Haïti est foutu, que ce peuple est foutu, je leur dis: venez voir cette usine, regardez ces gens s'accrocher», m'a dit M. Baker.

La radio

Peuple bavard, les Haïtiens sont très attachés à la radio. Il y a un nombre impressionnant de stations ici. Celles qui ont été détruites diffusent encore de la cour à côté des ruines, d'un studio aménagé dans un conteneur, d'un stationnement, avec une salle des nouvelles en plein air.

Les radios sont aussi un maillon essentiel dans la chaîne de l'aide humanitaire, en plus d'être des centres de défoulement où les auditeurs peuvent déverser, dans le «grichement» épouvantable des mauvaises lignes cellulaires, leur colère contre le gouvernement.

La plupart des stations ont complètement remanié leur grille ces dernières semaines pour passer en mode «full tremblement de terre».

Sans oublier les pubs criardes avec des petites chansons pour vanter les vitamines X, le cellulaire Y ou la compagnie d'assurance Z. Une assurance auto à Port-au-Prince! Surréaliste.

La culture

Dany Laferrière dit souvent que c'est la culture qui sauvera Haïti. De Montréal, cela sonne poétique. Dans les rues de Port-au-Prince, c'est très tangible. La musique (de nombreux groupes rap talentueux animent les ondes avec leur critique acerbe contre le régime, de la musique «racine» aussi), de la poésie, des festivals, des artisans partout, les peintures naïves en vente en pleine rue, accrochées aux murs bringuebalants des édifices en ruine.

Le mot de la fin

Johanne Malanfant, l'extraordinaire voisine du «bureau» de La Presse à Port-au-Prince, m'a raconté cette histoire:

Après des heures de fouille et de labeur, des amis haïtiens ont réussi à sortir deux survivantes des décombres. Elles empestaient l'urine.

Un des sauveteurs s'est exclamé: «Qu'est-ce que ça sent bon, la vie!»