Il y a deux sports nationaux en ce moment à Port-au-Prince: chercher de la bouffe et critiquer le gouvernement. Les Haïtiens ont bien raison, d'ailleurs, parce que ces deux nécessités en temps de catastrophe sont cruellement absentes des rues de la capitale.

Port-au-Prince ressemble ces jours-ci à un terrain de jeu pour ONG et militaires, qui, dans une valse continue de Hummer et de rutilants 4x4 blancs tout neufs, rivalisent les uns les autres.

 

Au milieu de ce défilé surréaliste - littéralement au milieu puisque plusieurs camps de sinistrés sont établis dans les places centrales des quartiers -, les Haïtiens attendent de l'aide. Plusieurs meurent de faim, de gangrène ou de maladies d'une autre époque (lire l'article de ma collègue Ariane Lacoursière sur l'apparition de cas de tétanos en page 4).

Hier matin, place Saint-Pierre à Pétionville, une distribution de riz menée par une ONG irlandaise s'est déroulée sous haute tension. Le porte-parole de l'ONG en question (GOAL), Brian Casey, a même suggéré aux journalistes de quitter les lieux avant que les camions ne soient vides, craignant une émeute.

Il y a eu quelques coups de bâton aux affamés trop hardis qui voulaient agripper un sac de riz, mais dans l'ensemble, pas trop de grabuge. Les habitants des camps sont trop faibles, trop poqués pour se révolter.

Cela ne les empêche pas de critiquer leur gouvernement invisible, dépassé et impuissant. Disons les choses crûment: ce gouvernement ne contrôle rien du tout dans son propre pays, sinon le système des ti zamis, l'autre maladie gangréneuse de ce pays.

Qui «call les shots» dans une opération comme celle-ci? ai-je demandé à M. Casey, de GOAL.

«C'est, dans l'ordre, le gouvernement américain, l'ONU et l'armée américaine, a-t-il répondu spontanément, avant de corriger. Oh non, excusez-moi, le premier, c'est le gouvernement haïtien, ensuite l'ONU et l'armée américaine...»

Un gros 8,5 pour le salto arrière politiquement correct de M. Casey, mais sur le terrain, tout le monde sait que c'est de la foutaise.

Les ratés incompréhensibles de la distribution de tentes, TROIS semaines après le séisme, en sont la plus gênante illustration.

«On ne sait pas où sont les tentes, m'a avoué tout de go la ministre de la Culture et des Communications, Marie-Laurence Jocelyn Lassègue, en entrevue samedi au quartier général provisoire du gouvernement. Ce sont les ONG qui ont le matériel et l'argent. L'État haïtien n'a rien. Quand des artistes, comme Angelina Jolie, donne 1 million pour Haïti, ce n'est pas le gouvernement qui a l'argent, ce sont les ONG.»

La ministre Lassègue, propulsée ces derniers jours au rang peu enviable de porte-parole officielle d'un gouvernement qui n'a rien à dire, a au moins eu l'honnêteté de donner raison à ses concitoyens.

«C'est normal que le peuple nous en veule, dit-elle. Nous sommes responsables, nous sommes l'exécutif.»

Le gouvernement demande aux ONG d'harmoniser leurs opérations selon ses priorités, mais c'est comme pour le million d'Angelina: les ONG s'attribuent le mérite des opérations sur le terrain... et se foutent du gouvernement haïtien.

C'est non seulement contre-productif, dénonce Mme Lassègue, mais c'est carrément dangereux.

«Quand une ONG décide d'aller distribuer de la nourriture dans un camp où nous venons juste d'aller, sans nous consulter, c'est dangereux parce que cela crée de la colère dans les autres quartiers qui n'ont rien eu.»

Cela dit, le gouvernement n'a que lui-même à blâmer, puisqu'il encourage les actions individuelles et médiatisées des ONG.

Samedi, au siège du gouvernement, la ministre Lassègue était accompagnée d'un aumônier de la police britannique, membre d'une association internationale d'aumôniers, qui a fièrement annoncé qu'il distribuerait 2000 tentes aux policiers haïtiens touchés par le tremblement de terre.

À défaut d'autre chose, cette conférence de presse aura prouvé deux choses: a) le gouvernement improvise à la petite semaine, b) il ne décide rien puisque n'importe qui peut débarquer à Port-au-Prince avec 2000 tentes et les donner à qui bon lui semble. Noble geste, bien sûr, mais quand tout le monde se met à faire ça, pas étonnant que ce soit le bordel.

Quelques minutes plus tôt, à la guérite fortement protégée par des policiers et des soldats, le chef d'un jeune parti politique (Alexandre Asnel de Mobilisation démocratique pour le relèvement d'Haïti) faisait le pied de grue pour obtenir un entretien (qu'il n'obtiendra pas, évidemment) avec un représentant du gouvernement.

«En Haïti, il n'y a pas de dirigeants, seulement de la politicaillerie, m'a-t-il dit. Dans notre camp de Delma 33, nous avons 12 000 personnes entassées et nous n'avons toujours reçu aucune nourriture, pas d'eau, pas de tentes. Nous sommes épuisés et personne ici ne veut nous entendre.»

Pas étonnant, dans ce contexte, que le président René Préval ne puisse aller où que ce soit sans se faire chahuter. Voilà pourquoi il est pratiquement toujours invisible.

Il est toutefois bien présent dans les blagues et les rumeurs de ses administrés. À Port-au-Prince, on dit notamment que le président s'est retranché dans un QG au bord des pistes de l'aéroport pour pouvoir fuir rapidement au besoin.

L'humour ne cache pas toute la colère, toutefois. Devant l'hôtel de ville de Pétionville, hier, la population et leurs conseillers élus m'ont littéralement assailli pour me raconter leur désarroi.

«Ce gouvernement est inefficace pour le peuple à cause de la corruption, à cause des ti zamis», ont lancé en choeur les conseillers Antoine Louis et Petit Homme Louinel, un sentiment bruyamment corroboré par leurs concitoyens pendant que des centaines de gens faisaient la queue et jouaient du coude pour un sac de riz.

Certains en ont eu un. D'autres ont obtenu un coupon pour aujourd'hui. D'autres encore n'auront eu que des coups de bâton. Les seules fois où les Haïtiens voient des représentants de leur État, ceux-ci portent un uniforme et ils ajoutent quelques ecchymoses à leur misère.

Pour joindre notre chroniqueur: vincent.marissal@lapresse.ca