Ce n'est pas demain la veille que les Québécois cesseront de jouer à l'argent sur des sites internet « illégaux ». Québec, qui avait pris un hasardeux raccourci pour protéger les parts de marché de Loto-Québec, vient de se faire remettre à sa place par le tribunal.

À la mi-juillet, la Cour supérieure a déterminé que la stratégie employée par Québec était inconstitutionnelle. Le gouvernement n'a pas encore décidé s'il porterait le dossier en appel. Mais historiquement, Québec n'a pas hésité à se battre dans les dossiers où son champ de compétence était remis en question.

« Nous considérons toujours qu'il s'agit d'un enjeu de santé publique qui peut entraîner des problèmes de jeu pathologique. Ce n'est pas une situation acceptable », m'a indiqué le cabinet du ministre des Finances.

On n'en est donc peut-être qu'à la première manche dans cette saga qui met sur la sellette la « neutralité du web » et la liberté d'expression.

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L'histoire remonte à 2010.

Loto-Québec lance Espacejeux afin de ramener chez elle les nombreux Québécois qui s'adonnent au jeu en ligne sur près de 2000 sites privés.

La nouvelle plateforme se veut une option plus sécuritaire pour les joueurs en ligne qui sont particulièrement vulnérables. Il s'agit d'une clientèle à plus faibles revenus, moins scolarisée, qui présente des risques de consommation d'alcool et de drogue plus élevés à la maison.

Évidemment, l'objectif est aussi d'aiguiller les fruits du jeu en ligne vers les coffres de l'État, de manière à financer les services publics.

Mais l'offensive ne fonctionne pas à 100 %.

Depuis le lancement, les revenus en ligne de Loto-Québec ont quand même été multipliés par six, pour atteindre 118 millions de dollars lors du dernier exercice financier. Mais cela n'empêche pas les casinos privés de poursuivre allègrement leurs activités, jugées illégales par le monopole d'État.

Pour leur faire échec, en 2016, Québec ajoute à la Loi sur la protection des consommateurs (LPC) un nouveau volet sur les jeux de hasard en ligne.

Au lieu de s'attaquer directement aux casinos en ligne qui sont difficiles à épingler, Québec prend la voie facile en obligeant les fournisseurs de services internet à bloquer les sites qui seront sur la liste noire de Loto-Québec. Ceux qui refusent recevront des amendes salées de 2000 $ à 100 000 $.

Hérésie ! Censure ! Atteinte à la liberté d'expression !

L'intervention inusitée de Québec soulève les critiques tant de l'Union des consommateurs que de l'Association canadienne des télécommunications sans fil (ACTS), deux groupes qui n'ont pas l'habitude de se battre pour la même cause.

« Dans une société démocratique, l'accès à tous à un internet libre et ouvert devrait être sacré ; notre gouvernement devrait travailler à défendre, préserver et renforcer ce principe plutôt qu'à le bafouer pour des raisons commerciales », estime l'Union des consommateurs.

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La décision de la Cour supérieure a mis un frein aux visées de Québec. Le juge Pierre Nollet estime que le blocage des sites de jeux a très peu à voir avec la protection des consommateurs vulnérables et avec la santé publique. Son « rattachement à la LPC est superficiel, pour ne pas dire opportuniste », écrit-il.

Il souligne que Loto-Québec a même réduit certaines mesures de jeu responsable (p. ex. : limite personnelle de temps de jeu et de dépenses) après le lancement d'Espacejeux pour que le site soit plus alléchant.

À son avis, l'intrusion de Québec dans des champs de compétence fédéraux, soit dans le droit criminel et les télécommunications, n'est pas justifiée.

De quoi réjouir l'ACTS, qui a « toujours soutenu que les Canadiens sont mieux servis par un cadre réglementaire fédéral uniforme, cohérent et prévisible, plutôt que par une mosaïque de règlements provinciaux », comme me l'a rappelé son gestionnaire des relations gouvernementales, Tiéoulé Traoré.

Remarquez qu'il est assez paradoxal de voir que des membres de son association, menés par Bell, prêchent en faveur du blocage de sites internet dans un autre dossier. La coalition Franc-Jeu réclame au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) le droit de bloquer les sites qui font du piratage afin de protéger le contenu culturel... et leurs revenus. Comme c'est ironique !

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Entre-temps, le problème des casinos en ligne reste entier.

Québec avait déjà lancé des appels d'offres pour mettre en place un système de licences. L'idée était de légaliser certains sites de jeu en ligne plus populaires en s'assurant qu'ils respectent les règles de jeu responsable. Les autres auraient été bannis et bloqués par les fournisseurs de services internet.

Mais en raison de la contestation devant les tribunaux, Québec a tout mis sur la glace. Pour l'instant, il n'y a pas de liste noire, pas de blocage, pas d'amendes imposées à qui que ce soit.

De toute façon, le blocage est loin d'être une panacée, comme me le fait remarquer Dominic Létourneau, cofondateur du fournisseur internet EBOX. Les internautes peuvent facilement avoir accès aux sites bloqués en utilisant un réseau privé virtuel (RPV).

Alors, comment procéder ? Pour la pornographie juvénile, la loi fédérale oblige les fournisseurs de services internet à dénoncer les sites qui semblent illégaux, sans leur imposer l'obligation de les bloquer. C'est ensuite aux autorités policières de mettre la main au collet des criminels.

Or, il serait coûteux et difficile de lancer la police aux trousses des casinos illégaux, dont un grand nombre sont établis dans une autre province, dans des réserves amérindiennes ou carrément à l'extérieur du pays.

Les fournisseurs de télécoms répètent qu'il faut trouver une solution pancanadienne. D'accord. Mais pour l'instant, ni Ottawa ni les autres provinces ne voient l'urgence de changer les règles du jeu.