Je veux bien croire que la grève des 1100 juristes de l'État n'est pas aussi apparente et dérangeante qu'un débrayage des professeurs qui force les parents à rester à la maison avec leurs tout-petits. Mais Québec ne peut pas prétendre que ce conflit, le plus long de l'histoire de la fonction publique canadienne, n'a pas de conséquences sur le grand public.

Bien au contraire, le conflit qui dure depuis 14 semaines risque de coûter des millions de dollars aux contribuables parce que les juristes de Revenu Québec sont hors circuit.

La grève retarde les procès des contribuables qui contestent une décision du fisc devant les tribunaux. Et pendant ce temps-là, les intérêts continuent de courir sur les sommes en jeu. Si les contribuables finissent par perdre leur cause, ils feront les frais du conflit de travail, même s'ils n'ont rien à voir là-dedans.

Depuis le début du conflit, le 24 octobre dernier, quelque 400 dossiers de contribuables qui contestent un avis de cotisation ont été reportés, m'a confié Jean Denis, qui dirige l'association Les avocats et notaires de l'État québécois (LANEQ).

À cause de ces retards, les contribuables pourraient se retrouver à payer environ 10 millions de dollars de plus en intérêts, calcule LANEQ.

Comme tous les dossiers sont reportés depuis plus de trois mois, les contribuables seront pris dans un goulot d'étranglement lorsque la grève prendra fin. Ils devront probablement attendre jusqu'à 12 mois après la fin du conflit pour obtenir une nouvelle date d'audition. Or, une année d'attente sur un litige fiscal « normal » d'environ 1 million de dollars se traduit par une facture additionnelle de 60 000 $ d'intérêts, vous diront les fiscalistes du secteur privé.

Les contribuables peuvent toutefois demander une annulation des intérêts. Mais y penseront-ils tous ? À mon humble avis, Revenu Québec aurait pu prendre les devants et décréter l'annulation automatique de tous les intérêts supplémentaires encourus à cause de la grève.

Malheureusement, ce n'est pas son intention. « Chaque dossier est unique et sera analysé sur une base individuelle », m'a répondu le porte-parole Stéphane Dion, promettant du même souffle que personne ne sera pénalisé par cette situation involontaire.

J'espère bien.

***

Par ailleurs, certains délinquants fiscaux risquent de s'en tirer à bon compte à cause de la grève des juristes.

Depuis l'arrêt Jordan, l'été dernier, les accusés en matière criminelle ou pénale peuvent demander un arrêt du processus judiciaire lorsque leur procès s'étire sur plus de 18 mois.

Comme de fait, Revenu Québec avait reçu 18 requêtes de type Jordan, en date du 9 décembre, selon des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics.

Ce n'est peut-être que la pointe de l'iceberg, car Revenu Québec a dû reporter 2878 dossiers en matière pénale depuis le début de la grève, soit du 24 octobre au 9 décembre, selon les mêmes documents.

Conséquemment, 1373 dossiers se retrouvent maintenant hors délais, soit 16 % du total des poursuites actives de Revenu Québec au 30 novembre 2016. Mais il est important de préciser que tous ces dossiers ne se qualifient pas nécessairement pour un arrêt du processus, car dans certains cas, les délais sont justifiés par la complexité du dossier ou par la lenteur de la partie adverse.

Tout de même, LANEQ estime que la grève des juristes pourrait faire perdre 34 millions de dollars en pénalités au gouvernement. Ce n'est pas rien.

***

Mais il n'y a pas que Revenu Québec qui souffre de la grève.

Au Tribunal administratif du Québec (TAQ), plus de 1100 dossiers ont été remis, a révélé mon collègue Denis Lessard la semaine dernière. Ça fait beaucoup de monde qui poireaute pour obtenir notamment une indemnisation en vertu du Régime d'assurance automobile ou une prestation de la Régie des rentes du Québec (RRQ).

Le Tribunal administratif du travail, lui aussi, est paralysé. Les victimes de congédiement abusif, par exemple, doivent prendre leur mal en patience. Déjà qu'ils doivent patienter de 18 à 24 mois avant d'avoir une audition en temps normal. La grève ajoutera encore de longs mois d'attente.

Ça dépasse les bornes ! Les justiciables n'ont pas besoin d'une grève pour ralentir encore plus le système de justice, qui souffre déjà d'un problème de lenteur chronique.

Mais la grève des juristes a aussi un impact sur tout l'appareil de l'État. Lors de la dernière session parlementaire, 22 projets de loi et 300 projets de règlement ont dû être retardés. La réforme de la Loi sur la protection du consommateur et le projet de loi sur les chiens dangereux sont autant de dossiers qui piétinent faute de juristes pour les rédiger.

« On est sur le point d'affecter le budget », avance même Me Denis.

L'arrivée à la table de négociation du président du Conseil du trésor, Pierre Moreau, lui-même avocat, laissait entrevoir une éclaircie dans les discussions historiquement tendues avec les juristes de l'État.

Mais à voir la rapidité avec laquelle les juristes ont rejeté son offre, mardi soir, rien n'est moins sûr.

Photo Martin Chamberland, Archives La Presse

Les 1100 juristes de l'État québécois sont en grève depuis 14 semaines. Ce conflit risque de coûter des millions de dollars aux contribuables de la province, notamment parce que les juristes de Revenu Québec sont hors circuit.