C'est un bien drôle de tribunal qui a fait le procès de l'impôt des sociétés, mardi dernier, à l'issue de la conférence Tax Coop sur la concurrence fiscale internationale qui se déroulait à Montréal.

Un tribunal qui a abordé avec humour une question on ne peut plus sérieuse, celle des multinationales qui esquivent leurs impôts en profitant des failles du système fiscal mondial.

- Que faites-vous à ma gauche?!?, a lancé d'entrée de jeu la présidente du jury, Louise Otis, présidente du Tribunal administratif de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), au premier débatteur.

C'est que, voyez-vous, Dan Mitchell, du think tank (groupe de réflexion) américain Cato Institute, est décidément un économiste de droite, un défenseur assumé de la concurrence fiscale, qui rêve la nuit d'un État minimaliste et d'un taux d'imposition unique et faible.

Pour croiser le fer avec lui, on avait retenu les services du partisan de la lutte contre la pauvreté Richard Murphy, inventeur du concept de la déclaration pays par pays, l'une des mesures préconisées par l'OCDE pour contrer l'érosion fiscale.

Alors, pour ou contre l'impôt des sociétés?

- Devrait-on faire payer l'impôt des sociétés directement par les actionnaires?, a demandé aux deux orateurs le second membre du jury, Jay Rosengard, professeur à la Harvard Kennedy School et gourou de la fiscalité internationale.

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À l'heure actuelle, bien des sociétés ne paient presque plus d'impôt. La pharmaceutique lavalloise Valeant, par exemple, verse moins de 5 % d'impôt, même si environ la moitié de ses revenus proviennent des États-Unis... où le taux d'imposition des entreprises est de 35 %.

Et Valeant est loin d'être la seule multinationale à s'en tirer à si bon compte, grâce à des stratégies fiscales sophistiquées. Cela exerce une concurrence déloyale sur les plus petites entreprises qui n'ont ni la taille ni l'argent nécessaire pour utiliser de telles méthodes.

Mais faut-il blâmer les multinationales pour autant? Après tout, leur comportement est légal. Mais est-il moral? En tout cas, cela pue au nez des autres contribuables... qui sont aussi leurs clients.

Starbucks s'en est vite rendu compte. Les Anglais ont boycotté ses cafés lorsqu'ils ont appris que la multinationale ne payait pas une livre d'impôt sur leur sol. Il n'a fallu que quelques semaines après ces révélations pour qu'un représentant de Starbucks déboule dans le bureau de la présidente du comité des comptes publics du Royaume-Uni, Margaret Hodge, pour lui offrir de payer « volontairement » des impôts.

« Ce concept est absurde! » Mme Hodge, qui participait à la conférence, est la première à l'admettre.

On ne peut pas laisser le soin à chaque contribuable de déterminer son taux d'imposition, en fonction de son propre jugement moral.

De toute façon, l'impôt volontaire de Starbucks n'a rien à voir avec la moralité. C'est une question de risque de réputation, de perte de part de marché. Bref, un pur calcul financier.

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Si on veut que les entreprises paient davantage d'impôt, c'est aux gouvernements de changer les lois et de s'assurer qu'elles sont scrupuleusement appliquées.

Mais présentement, ils ne le font pas. Alors, la fiscalité internationale ressemble à une partie de soccer entre des enfants de 6 ans et une équipe professionnelle, illustre Brian Arnold, l'un des fiscalistes les plus réputés au Canada, lui aussi présent à la conférence.

Les percepteurs d'impôt sont comme des tout-petits qui courent en troupeau derrière le ballon, tandis que les multinationales jouent comme des professionnels qui respectent des positions stratégiquement établies.

Résultat: les percepteurs peuvent gagner seulement si les professionnels les laissent toucher le ballon!

Il est vrai que l'OCDE et le G20 concoctent une série de mesures pour contrer l'érosion fiscale et le transfert de profits (BEPS). Mais cette initiative suscite autant d'optimisme que de scepticisme.

Ce projet n'empêchera pas les pays de se livrer à une concurrence fiscale pour attirer des multinationales. Mais jusqu'où ira ce nivellement par le bas? Comment paiera-t-on pour nos services publics si les entreprises paient de moins en moins d'impôt?

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Cela nous ramène à la question de base. Au lieu de jouer au chat et à la souris avec les multinationales, pourquoi ne pas refiler la note directement à leurs actionnaires? Après tout, certains diront que les entreprises ne sont qu'une fiction légale, qu'un simple bout de papier. Ultimement, ce sont toujours des individus qui paient les impôts.

Dans les fantasmes libertaires de Dan Mitchell, la taille de l'État serait considérablement réduite, ce qui permettrait de se passer d'un impôt sur les sociétés.

- Tel qu'il est conçu en ce moment, l'impôt sur les sociétés est très dommageable pour l'économie, dit-il.

Quand on taxe les cigarettes, on espère que cela réduira le tabagisme. Mais quand on impose le travail, les épargnes, l'entrepreneuriat et l'investissement, on oublie que cela freinera l'économie.

- Mais je ne m'oppose pas complètement à l'impôt des sociétés, dit M. Mitchell. Sauf qu'il faut qu'ils soient les plus bas et les plus neutres possible.

Richard Murphy est aussi d'avis que l'impôt sur les entreprises devrait être revu et corrigé. Mais pour ce qui est de refiler la facture aux actionnaires, non! Tout simplement parce qu'on ne sait pas qui ils sont, ni où ils sont.

De nos jours, les actions changent de main chaque microseconde. Les investisseurs prêtent leurs titres à d'autres actionnaires. Certains détenteurs se cachent derrière toutes sortes d'écrans. Bonne chance pour les retrouver!

- Pourquoi chasser des millions d'actionnaires partout dans le monde quand on peut imposer une seule entreprise? L'impôt sur les sociétés est plus efficace, tranche M. Murphy.

Verdict du procès: les sociétés devront donc continuer à payer des impôts. Le parterre de fiscaliste a voté pour à 87 %.

Reste à savoir où, quand et combien...