Plus ça change, plus c'est pareil. Ceux qui croyaient que la crise financière permettrait d'assainir les pratiques de la haute finance ont une nouvelle preuve que les moeurs n'ont guère changé à Wall Street et dans la City londonienne.

Déterré au printemps dernier, le scandale de la fixation des taux de change est en train de devenir un scandale financier d'une ampleur internationale. Une affaire aussi grave que la manipulation du taux interbancaire Libor qui a valu des amendes de 6 milliards aux banques jusqu'ici.

Pas une journée ne passe sans que cette nouvelle saga financière remplisse les pages rosées du vénérable Financial Times.

Les gendarmes de la finance du monde entier sont sur les dents. En Europe, aux États-Unis, en Asie... Au moins une douzaine d'autorités réglementaires ont ouvert une enquête sur ces allégations de tripotage du marché des devises, le plus important de tous les marchés financiers avec un volume de transactions quotidien de plus de 5000 milliards.

Dans leur ligne de mire, les suspects habituels: rien de moins que les 15 plus grandes banques de la planète, dont la Société Générale, Deutsche Bank, Goldman Sachs, Barclays, Credit Suisse, Lloyds...

Même la Banque d'Angleterre pourrait être éclaboussée. On apprenait il y a quelques jours que la banque centrale a appelé des experts externes en renfort pour s'assurer que ses employés n'ont pas fermé les yeux sur la présumée collusion.

Déjà les têtes roulent à Londres, à New York, à Tokyo. Neuf banques ont suspendu ou congédié une vingtaine de cambistes de haut vol.

À première vue, on s'étonne qu'une poignée de négociateurs aient pu influencer les cours d'un marché aussi vaste. Mais le marché des devises est aussi l'un des moins réglementés. Un marché très opaque et très concentré: les 10 plus grandes banques du monde contrôlent 80% des échanges.

Bref, il s'agit du terreau parfait pour mettre en place un système de collusion huilé au quart de tour, comme on le soupçonne.

Selon des courriels, des textos et des enregistrements téléphoniques saisis, les négociateurs de plusieurs banques échangeaient de l'information sur des forums de discussion spécialisés aux noms évocateurs: «The Cartel», «The Mafia» ou «The Bandits Room». Digne d'un film!

Les cambistes se concertaient pour influencer le cours des devises, durant quelques secondes, sur le coup de 16 h à Londres. Ce moment précis sert de référence pour établir la valeur quotidienne des devises.

En manipulant les taux en leur faveur, ne serait-ce que de quelques points de base, les négociateurs des banques auraient fait perdre des sommes considérables à leur clientèle, souvent des investisseurs institutionnels comme des régimes de retraite ou des fonds communs de placement.

La collusion pourrait remonter à 10 ans. Et de nombreuses devises auraient pu être manipulées. Mais il faudra attendre jusqu'en 2015 pour connaître l'issue des enquêtes sur ces agissements douteux qui ébranlent la confiance envers le système financier mondial. Encore une fois.

Les scandales financiers se suivent et se ressemblent. Toujours la même culture de l'argent à tout prix. Changer l'ADN de la haute finance semble une mission impossible.

L'opprobre? La colère du grand public? Les banquiers ne s'en formalisent plus. Rappelez-vous la fameuse réplique de l'ancien patron de Barclays qui avait affirmé que «le temps des remords et des excuses était terminé pour les banques».

Davantage de réglementation? Depuis la crise financière, le G20 se démène pour resserrer les règles du jeu afin de prévenir les chocs. On peut rehausser les fonds propres des banques pour prévenir les chocs. Mais comment rehausser la morale pour éviter les fraudes? Ce nouveau scandale démontre les limites de la réglementation: l'éthique ne se réglemente pas.

Les enquêtes, les poursuites, les amendes? Dans le passé, les banques ont été punies à coups de milliards. Bien sûr, ces amendes sont faramineuses. Mais elles heurtent davantage les actionnaires que les dirigeants qui ont joué aux cow-boys.

Et trop souvent, ces amendes sont le fruit d'une entente hors cour. Même si les sommes astronomiques laissent entrevoir l'ampleur des fautes commises, les banques s'en tirent alors sans aucune admission de responsabilité. Le grand public n'a donc pas l'impression que justice a été rendue puisque les coupables n'ont jamais reconnu leur faute.

Aux États-Unis, l'organisme à but non lucratif Better Markets a d'ailleurs décidé de contester la pénalité record de 13 milliards imposée à JP Morgan Chase, en novembre dernier, à l'issue d'une entente hors cour sans aucune reconnaissance de culpabilité. Avec cette entente, la banque américaine qui a vendu des produits viciés avant la crise du crédit est même protégée contre toute poursuite civile.

Loin de restaurer la confiance du public envers les marchés financiers, ce type d'entente est plutôt perçu comme une façon d'acheter la paix. Les banques obtiennent ainsi l'absolution sans avoir à confesser leurs péchés.

Amen.

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CHRONOLOGIE DU SCANDALE DE LA MANIPULATION DES DEVISES

Mai 2013

Au Royaume-Uni, un informateur révèle aux gendarmes de la finance que des cambistes de plusieurs grandes banques échangent des informations névralgiques avec leurs concurrents sur des forums de discussion.

Juin 2013

Les autorités réglementaires ouvrent une enquête préliminaire après avoir reçu des plaintes voulant que les négociateurs des banques manipulent des taux de change des devises, au détriment de leur clientèle.

Octobre 2013

L'enquête prend une tournure internationale : la Suisse, les États-Unis et Hong Kong se penchent sur les pratiques suspectes des banques.

Novembre 2013

Les cibles sont de plus en plus nombreuses : 15 des plus grandes banques du monde sont désormais sous la loupe des enquêteurs, incluant UBS, Royale Bank of Scotland, Barclays, Citigroup, JPMorgan, HSBC, Goldman Sachs, Credit Suisse, Lloyds...

Janvier 2014

Les têtes roulent. Des négociateurs de devises et des responsables du marché des changes perdent leur emploi, notamment chez Citigroup et Deutsche Bank.

Février 2014

L'affaire est aussi grave que la manipulation des taux Libor, avance le chien de garde de la finance britannique Martin Wheatley. L'enquête durera jusqu'en 2015.