Devinez pourquoi on a inventé les météorologues? Pour que les économistes aient l'air moins fou! Cette vieille blague de l'industrie financière en dit long sur le risque de se tromper quand son métier consiste à prédire l'avenir.

À très court terme, on peut se fier aux météorologues qui arrivent à prévoir à 90% le temps qu'il fera le lendemain. Mais sur cinq jours, leurs probabilités de voir juste fondent à 55%.

Pour les stratèges financiers, c'est un peu l'inverse. Bien malin qui peut prédire ce que la Bourse nous réserve pour le lendemain. Mais à plus long terme, on peut prévoir des tendances lourdes, assure Mario Lavallée, professeur à l'Université de Sherbrooke, qui agissait comme maître de cérémonie de la traditionnelle soirée des prévisions financières de l'Association CFA Montréal.

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Cette semaine, tout le gratin de la finance montréalaise était attablé au Palais des congrès pour ce rendez-vous annuel. La recette est toujours la même: quatre stratèges acceptent de passer au grill. En scrutant leur boule de cristal, ils nous disent où seront les bourses canadienne, américaine et chinoise dans un an et quel sera le prix de l'or, du pétrole et du dollar canadien. Idéalement, avec une touche d'humour.

Avant de cuisiner les panélistes, le modérateur a donc pris soin de mettre la table en citant Churchill. «Un bon politicien doit avoir assez de vision pour prévoir ce qui se produira dans une semaine, un mois, un an. Mais il doit être aussi habile, par la suite, pour expliquer pourquoi les choses n'ont pas tourné comme il l'avait prévu», a dit, sourire en coin, Roland Lescure, chef des placements de la Caisse de dépôt et placement du Québec.

Et pour aider les quatre financiers à ne pas trop se prendre au sérieux, la soirée commence toujours avec la diffusion d'extraits des prévisions de l'année précédente. Un exercice d'humilité.

Bon an, mal an, un des panélistes réussit à voir juste sur 75% de ses prévisions, tandis qu'un autre se plante royalement sur 75% de ses prévisions, résume Jean-Paul Giacometti, gestionnaire de portefeuille chez Claret, qui bricole le montage vidéo depuis plusieurs années.

Cela pose deux problèmes. «Il est impossible de savoir lequel aura raison. Et même si on le savait, il serait impossible de déterminer quelles sont les 25% de ses prévisions qui seront fausses», ironise M. Giacometti. Adepte du stock picking, il préfère donc investir dans des entreprises de qualité, sans trop se soucier des sautes d'humeur de l'économie.

Mais si vous voulez savoir, l'année dernière, Philippe Ithurbide, stratège du géant français Amundi, s'en est plutôt bien tiré, en particulier pour la Bourse américaine. Lui-même rigolait en annonçant une hausse de 15% de la Bourse américaine, sous l'oeil incrédule des autres panélistes.

Finalement, le S&P 500 a explosé de 25% depuis 12 mois. Personne ne l'avait vu venir. Même pas un seul des analystes financiers dans la salle qui participent, eux aussi, à un concours informel en gribouillant leurs prévisions sur le coin de la table. Dans l'ensemble, les experts montréalais de la finance s'attendaient à une hausse de 5% aux États-Unis. Loin du compte!

Mais pour leur rendre justice, le reste de leurs prévisions a été assez bon l'an dernier. Et le gagnant du concours? Il s'agit de Kostas Dapolias, qui travaille en conformité à la Financière Banque Nationale. «Mais c'est une farce, un jeu de devinettes», dit-il avec modestie.

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Pour survivre comme stratège financier, il faut être drôlement habile. Certains s'en sortent en faisant un très grand nombre de prévisions. Sur le lot, il y en aura toujours quelques-unes qui se révéleront justes!

D'autres se gardent un atout dans leur manche: ils misent sur un scénario de base, mais préparent aussi un plan B au cas où l'économie prendrait une autre tournure.

Plusieurs jouent de prudence en donnant des prévisions tout près des moyennes historiques. Mais quelques casse-cou lancent des prévisions-chocs, assurés d'avoir les projecteurs braqués sur eux si jamais elles se réalisent.

Prenez Jeff Rubin, ancien stratège de la Banque CIBC. Il est devenu la coqueluche des médias après avoir prédit que le pétrole dépasserait 100$US avant la fin de 2007... ce qui ne l'a pas empêché de se tromper par la suite, lui qui voyait le baril à plus 200$US en 2012. Dur métier!

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Pour les investisseurs, à quoi bon écouter ces prévisions? Pour faire le contraire, vous répondront les «contrarians». Il est vrai que le marché fait souvent mentir le consensus. «Quand tous les stratèges s'entendent, dit M. Giacometti, on sait que ça ne se réalisera pas!»

Pour votre information, les stratèges s'entendaient sur un élément cette année: la Bourse américaine grimpera d'environ 7% d'ici 12 mois. On verra l'an prochain s'ils étaient dans les patates...

D'autres gestionnaires vont diront que les stratèges les aident à mieux gérer les risques en faisant ressortir des éléments qui n'étaient pas sur leur radar. Mais il faut se concentrer sur leur thèse, plutôt que sur les chiffres qu'ils avancent.

Sauf que les investisseurs adorent les prévisions des stratèges. Ils adorent les cours cibles des analystes financiers... même si ces prédictions sont systématiquement trop optimistes, comme le démontrait le reportage de mon collègue Philippe Mercure, publié hier.

Les investisseurs veulent de la «visibilité». Comment les blâmer? C'est dans la nature humaine. On préfère croire des prévisions qui risquent de ne pas se réaliser, plutôt que d'admettre qu'on ne sait pas où s'en va la Bourse. C'est tellement plus rassurant.