Encore un été à Kennebunk. C'est le plus loin que mon père accepte d'aller. Parfois, on songe à Cape Hatteras. Parfois, on rêve à Virginia Beach. On se retrouve toujours à Kennebunk. On ne s'en plaint pas. Des plans pour que mon père nous fasse passer nos vacances à Balconville. Son endroit préféré.

Cela dit, on adore Kennebunk. C'est beau. Coquet. Le rond-point du village, la maison de bonbons, le petit pont avec le snack-bar, le bel hôtel The Colony. C'est discret. Très Nouvelle-Angleterre ou vieille Amérique. Comme vous voulez.

C'est tellement beau que lorsqu'on arrive, on se demande bien pourquoi on a essayé de convaincre Papa d'aller ailleurs. On se le rappelle quelques heures plus tard. Et quelques heures plus tard, ça va être dans quelques instants...

On vient d'étendre nos serviettes sur la plage. On regarde la mer. Elle est magnifique. On a hâte de s'y plonger. Mon frère, ma soeur et moi, on part la rejoindre en courant. Plus on s'approche d'elle, plus on remarque qu'il n'y a personne dedans. Pourtant il est midi et c'est la canicule. C'est mon frère qui atteint l'eau le premier. À peine un orteil saucé, il reste figé. Au tour de ma soeur d'arrêter sec, aussitôt mouillée. Et me voilà qui les rejoins. Ayayaye ! C'est tellement froid que ça brûle.

On fait tous les trois quelques pas en arrière. On n'a jamais mis nos pieds dans un bain si glacé. On vient de se rappeler pourquoi on demande toujours à notre père d'aller plus au sud. Je décide d'impressionner mes deux aînés. Je fonce ! J'ai de l'eau jusqu'aux chevilles... J'ai de l'eau jusqu'aux mollets... J'ai de l'eau jusqu'aux cuisses... J'ai de l'eau jusqu'au costume de bain... C'est trop ! Je n'en peux plus ! J'ai beau être un Québécois, j'ai beau être un enfant du froid, je ne me promène pas tout nu dans les glaces.

Je sors de la mer, et je suis plus bleu qu'elle. Je me replace entre Bertrand et Dominique. Ma mère nous rejoint : « Qu'est-ce que vous faites, les enfants? Vous ne vous baignez pas? On est ici seulement une semaine, vous devriez en profiter, la mer, c'est tellement fantastique ! »

Personne n'aime autant l'océan que ma maman. Pas même le commandant Cousteau. Tous les étés, elle passe sa semaine dans l'Atlantique. Elle marche à côté de nous, découragée. Et entre dans le grand bleu...

Stop. Elle arrête. Et revient sur ses pas. Elle n'a jamais fait ça ! Ma mère trouve toujours l'eau bonne. C'est ce qu'elle répète constamment, en nageant de côté. Comme elle est bonne ! Comme elle est bonne ! Cette fois, elle ne l'a pas dit une fois. Elle a les pieds au dernier soupir de la vague. Là où se termine la marée. Ce n'est pas normal. D'habitude, elle a déjà la tête dans l'eau :

« Qu'est-ce que t'attends, Maman?

- Je prends mon temps...

- Tu trouves l'eau comment?

- Elle est bonne, mais moins chaude... »

Elle n'est pas moins chaude. Elle est glacée. C'est pour ça qu'il n'y a pas un poilu dedans. C'est le record de tous les temps. Ce n'est pas la première fois que je vous parle de l'eau froide de Kennebunk. Mais là, c'est pire que pire. La mer est tellement froide que Trenet ne chanterait pas ses blancs moutons, il chanterait ses blancs ours. Ma mère est contrariée. Quel supplice. Avoir la mer à ses pieds et ne pouvoir l'embrasser.

Normalement, on finit toujours par l'apprivoiser. Et on passe nos vacances à prendre des vagues. Nous voilà à notre troisième journée, et il n'y a que maman qui s'est saucée. Et encore, quelques minutes par-ci, quelques minutes par-là. Paraît que c'est la faute du Gulf Stream. Il aurait oublié de venir. Le Gulf Stream, c'est comme le fédéral, c'est toujours de sa faute.

L'eau froide des plages du Maine, c'est la limite de milliers de vacanciers. Tout est là. La plage, le soleil, le ciel bleu, la mer. Sur les photos, c'est parfait. C'est juste que la mer est comme un tableau dans un musée. On la contemple sans la toucher.

Dernier jour des vacances. Ma mère nous a lancé un ultimatum : « Vous ne partez pas d'ici sans vous être baignés. Au complet ! » C'est le « au complet » qui fait mal. On est bien parvenus à se mouiller petit bout par petit bout. Mais pas d'immersion totale. En plus, il vente à écorner les morses. On sait qu'on n'a pas le choix. Si on veut revenir l'an prochain, faut faire ce qu'il faut. L'hypothermie ou Balconville ?

On prend une grande respiration et on se jette à l'eau. Ma soeur crie et va immédiatement se faire sécher. Mon frère nage un peu et retourne sur sa serviette. Moi, j'y suis encore. C'est pas que j'aime ça. C'est que je suis trop gelé pour bouger. Les vagues se brisent sur mon dos et je ne bouge pas. Ma mère me crie bravo. Après 10 minutes, je reprends mes sens et retourne à mon château de sable. Voilà, c'est fait. Je pourrai dire à mon retour que j'ai gambadé dans la mer. C'est beaucoup ça, le plaisir des vacances. Pouvoir dire à ceux qui n'y étaient pas comme c'était bon d'y être. Même si on en rajoute un peu.

On est revenus de Kennebunk plus bleus que bruns.

Dès qu'il a eu 18 ans, mon frère s'est poussé à Virginia Beach. Et il y retourne tous les ans depuis. Ma soeur séjourne tous les étés en Provence. Et moi, je visite des eaux plus chaudes. Mais les vacances à l'eau froide demeurent les plus spéciales. Parce que nous étions toute la famille réunie, bien sûr. Mais aussi parce que l'océan devant nous n'était pas un spa infini. Une mer pour douillets. C'était une mer d'aventuriers. Une mer Courage. Chaque baignade devenait un exploit. Aucun endroit plus chaud ne peut rivaliser avec l'écho de ma mère me criant bravo.