Elle est prévue pour lundi, la première neige sur Montréal. Je sais, les météorologues ont souvent autant de talent pour prédire l'avenir que les firmes de sondage américaines. N'empêche, si c'est pas lundi, ce sera mardi, mercredi ou bientôt. Une chose est sûre, elle va finir par tomber. Le réchauffement climatique n'a pas encore transformé la métropole en île tropicale.

Prévue ou pas, elle va nous prendre par surprise, c'est certain. Je vais être en train de faire ce que je fais tous les jours, soudain, je vais regarder par la fenêtre ou je vais sortir dehors et m'exclamer : « Heille, y neige ! »

Vous aussi, vous allez dire : « Heille, y neige ! » Et ça va nous exciter en dedans. Comme un enfant. On a beau avoir vu neiger, la première neige nous fascine toujours autant. Tellement que l'on va sentir le besoin de le partager, de se le faire confirmer par quelqu'un d'autre.

On va se retourner vers notre collègue de travail, vers notre blonde, notre chum, et on va lui dire : « As-tu vu ? Il neige ! » Et la personne va nous répondre, béate : « Ben oui, y neige ! » Les yeux rivés sur les flocons.

Pendant quelques secondes, de trop courtes secondes, il n'y aura plus rien d'autre dans notre tête que cette neige qui tombe. La deuxième neige ne nous fait pas cet effet. La troisième, douzième, vingtième neige nous tape sur les nerfs. Elle nous encombre, nous retarde, nous embête. Mais la première neige nous fait toujours rêver. Car c'est toujours la neige de notre enfance qui tombe en premier. Venue d'un nuage de l'ancien temps.

Oubliez les jeux vidéo, les Lego, les Pokémon Go, l'humain n'a jamais inventé un meilleur jeu que la neige. La neige, c'est le hockey, la glisse, le ski, la guerre des tuques. L'été, c'est le soleil qui nous fait jouer dehors. L'hiver, c'est la neige. Sans elle, ces mois seraient interminables. Avec elle, ils deviennent des souvenirs.

Et ce sont ces souvenirs qui tombent sous nos yeux quand on regarde la première neige virevolter dans le ciel. Chaque flocon est un moment du passé. La fois où on a joué sur le lac gelé, la fois où on a aidé papa à pelleter, la fois où on s'est caché dans le fossé pour attaquer les sixième année, la fois où on avait perdu notre mitaine droite, la fois où notre foulard nous piquait trop, la fois où on est tombé dans l'escalier, la fois où on a gagné la Coupe Stanley...

Autant de flocons, autant de moments en hibernation qui se mettent à revivre.

La première neige apaisera les âmes. Et on en a bien besoin. Entre Trump, les terroristes, les guerres, les injustices et les scandales, y'a rien comme le spectacle d'une pluie de grains blancs pour réaliser que le monde continue de tourner. Malgré tout. Que tout ne dépend pas de nous. Qu'on n'y peut rien. Que le ciel est plus grand que nous. La première neige va tomber au moment où elle va bien le vouloir. Qu'on soit prêt ou pas. Et c'est ça qui est rassurant. Savoir que la vie continue. Qu'on n'a pas réussi à dérégler le temps. On risque d'y parvenir un jour. Mais pour le moment, c'est encore lui qui régit nos destinées. Qui décide de ce qui nous tombe sur la tête. Du lieu et du moment.

Bien sûr, dès qu'elle apparaîtra dans le ciel, la chanson de Beau Dommage ne sera pas loin dans mon esprit : 

« La première neige est tombée sur le Chinatown

Les rues sont glissantes, y'a un accident

Au coin de Saint-Hubert et Jean-Talon »

Et la flûte traversière me traversera l'âme. Toute la mélancolie d'une première neige est contenue dans ce chef-d'oeuvre signé Michel Rivard. Un peu d'histoire du Chinatown s'est envolé en fumée, jeudi dernier, mais heureusement, sa légende est intacte dans la poésie d'un jeune sacripant des années 70.

Ce qu'il y a de plus sympathique avec la première neige, c'est qu'on ne l'attend pas. Y'a pas de promotion pour essayer de nous la vendre. C'est pas la Super première neige. C'est juste la première neige. Elle tombe n'importe quand. Et on s'en aperçoit si on s'en aperçoit. Chacun de son côté. C'est une douceur annuelle et imprévue. Disons que cette année, elle a droit à un pré-papier. Mais c'est exceptionnel. Autrement, elle se fait discrète. C'est pas une grosse tempête claironnée à grands coups de bulletins spéciaux. C'est juste l'hiver qui frappe à notre porte. Poliment.

La première neige ne restera pas au sol. Quelques heures plus tard, ce sera comme si elle n'avait jamais existé. Comme un tour de magie. Vous la voyez. Vous ne la voyez plus. Un mirage collectif au beau milieu du désert de béton. Elle s'ajoutera à nos bordées de souvenirs. Et dans cinq ans, dix ans, vingt ans, elle fera partie des flocons d'une prochaine première neige.

Et on se dira en la voyant tomber : te souviens-tu de la première neige de novembre 2016 ? Pas longtemps après, on s'était dit « je t'aime »...