Je suis en train de me faire une cassette pour pouvoir écouter ma musique préférée dans la voiture et sur mon walkman. C'est une tâche qui demande du doigté. D'abord, je place le long-jeu de Bob Seger sur la plaque tournante de mon tourne-disque. Je veux commencer ma sélection avec Old Time Rock and Roll, la chanson sur laquelle Tom Cruise danse en bobettes dans Risky Business. Plus capable d'entendre cette chanson sans avoir dans la tête l'image de Tom qui se trémousse. Ce n'est pas que ça m'excite, mais il y a dans cette séquence du film tout le plaisir qui nous transporte quand on écoute de la musique. Ce voyage gratis sur les ailes d'une chanson.

Je mets l'aiguille sur le sillon, et rapidement, je tiens à la fois les boutons REC et PLAY du magnétophone, pour que l'enregistrement démarre. Pa-para-pan-pan-pan-pan-pan! Merde, j'ai manqué les premières notes d'Old Time Rock and Roll. J'ai pas été assez vite sur le piton. Je recommence. Je relève le bras du tourne-disque, repose l'aiguille à la bonne place, appuie de nouveau sur les deux touches du magnétophone. Cette fois, ça y est, l'enregistrement s'est enclenché avant que la toune commence. Pendant que Seger chante, je pense à la pièce suivante. Seulement qu'une aventure d'Offenbach, ça suivrait bien ce morceau. Je trouve le disque dans ma pile d'albums, et le sort de sa pochette. Oups! Seger a presque fini de chanter, mon index est prêt à peser sur la touche PAUSE. Voilà, c'est fait. Je range le disque de Seger dans sa pochette, place le disque d'Offenbach sur la plaque tournante. Il y a de la poussière dessus, ça doit être parce qu'il marche dans la garnotte. Je prends mon petit tissu et essuie avec application la face A. Faut que je me dépêche, sinon la touche PAUSE va débarquer d'elle-même. O.K., l'aiguille tombe sur le sillon, j'appuie sur le bouton et Gerry se met à chanter. 

Bon, on est rendu à deux. C'est une cassette de 90 minutes, 45 minutes de chaque côté. Il est 21h. Comme ça prend autant de temps à exécuter la manipulation qu'à écouter la chanson, j'en ai jusqu'à minuit au moins. J'aime ça. Faire une cassette est un moment privilégié. Je suis tout seul avec ma musique. Avec ma collection. Le procédé est fastidieux, artisanal et un peu imprécis, mais le résultat me permettra d'avoir une dose de musique partout où je vais.

J'ai presque fini le premier côté de la cassette. Soudain, je réalise qu'après Le petit roi de Ferland, j'aurais dû mettre Pour un instant d'Harmonium, au lieu de My Life de Billy Joel. C'est vrai que Pour un instant, ça suit bien Le petit roi. Le problème, c'est que My Life est la 5e chanson enregistrée sur la Maxell. Je suis rendu à la 11e. Va donc falloir que je recommence les six autres. Est-ce que ça en vaut la peine? Oui, tout pour la musique. Il n'y a rien comme un bon enchaînement musical.

Deux heures plus tard, je suis au milieu du deuxième côté. Rockollection de Laurent Voulzy se met à sauter. J'ai beau mettre une efface sur la tête du bras de mon tourne-disque, rien n'y fait. Je vais devoir racheter cet album, il est trop scratché. Par quoi je la remplace? Par Le blues d'la métropole de Beau Dommage. Où ai-je mis ce disque? Je trouve la pochette de Où est passée la noce? , mais c'est le disque de Crime of the Century de Supertramp qui est dedans. J'ai dû ranger ça un soir où j'étais pressé. Bon, où est passé Où est passée la noce?? Vingt minutes à le chercher, pour le retrouver dans la chambre de ma soeur, dans une pochette de Tchaïkovski.

Deux heures du matin, j'ai des petits yeux, mais les oreilles toujours aussi grandes ouvertes. Plus qu'une chanson et j'aurai fini ma cassette. Je termine ça avec La p'tite vie de Rivard, ça finit bien. Restera à mettre le collant sur la cassette pour bien l'identifier. Elle se joindra aux autres qui me suivent partout, dans la voiture. De Montréal à Québec, en passant par la mer. Elle aura pris cinq heures de ma vie. Cinq heures à me bâtir un coffre à chansons, comme on bâtit une table. Pour recevoir des amis. Les chanteurs et les chanteuses sont nos ami (e) s puisqu'ils ont accès à notre coeur. Directement. Pas besoin de frapper. Leur musique débarre la porte. C'est chez eux. C'est chez nous.

Aujourd'hui, l'accès à la musique est plus simple. Fini les cassettes. On se fait une liste, on y met les titres que l'on veut dans l'ordre que l'on veut. Et c'est fini. Ça prend deux minutes. C'est dans le gros nuage blanc qui nous suit. Et dans notre téléphone, instantanément. Plus de manipulation, de poussière à enlever. La musique n'a plus qu'un seul support: notre âme.

Parfois, quand tout est aussi facile, on apprécie moins. Je connaissais la valeur de ma cassette. J'y avais mis du temps. Je connais aussi la valeur de ma playlist. Même si je l'ai faite rapidement. Elle vaut plus que le prix demandé par iTunes. Elle vaut la sensibilité des artistes qu'elle réunit. Leurs peines, leurs joies, leurs rêves et leurs rages. Qui sont aussi les miens. Qui sont aussi les nôtres.

En ce week-end de récompenses pour les artistes de la chanson québécoise, je voudrais leur dire merci. Merci d'être nos amis. Du 33 tours au mp3, merci de nous donner des morceaux de votre vie. Avec vos oeuvres, qu'on se fasse une cassette ou une playlist, au fond, on se fait une bouée. Qui nous aide à traverser l'existence.

Tant que lorsqu'une chanson finit, il y en a une autre qui commence, c'est qu'on est en vie. Vraiment, un gros merci.