Il y a la mer. D'où tout commence. D'où nous venons tous. Il y a la vague qui abandonne sur le rivage un enfant. Couché sur le ventre. Le visage dans l'eau. Comme s'il venait de pleurer un océan de larmes. Les petits bras le long du corps. Tout habillé. Avec son petit chandail rouge, ses culottes bleues et ses petits souliers.

On pourrait croire qu'il dort. Rimbaud aurait écrit le Dormeur de la plage. Un enfant qui dort, ça a toujours l'air d'un ange. Ça a toujours l'air au ciel. Il n'a pas deux trous rouges au côté droit. Aucune marque. Que la pureté de son innocence. Que la pureté d'un enfant aux yeux fermés. Immobile.

On pourrait croire qu'il rêve. À sa vie, à demain. Sur une terre en paix. Avec ses parents. Et puis, il se réveille. Il se met à courir. En cherchant des coquillages. Il s'en met un à l'oreille pour écouter le bruit de l'infini. En riant.

Debout, derrière lui, il y a un adulte qui le regarde. Figé. Il constate la tragédie de notre monde. Les bottes sur les roches de la grève. L'enfant ne se réveillera pas. Il n'est plus un enfant. Il est devenu une roche, lui aussi. Ramené par le courant. C'est la roche que nous avons à la place du coeur. Qui fait que tout ce qui arrive au loin ne nous atteint pas.

Il aura fallu une image d'une douloureuse tristesse pour que la vague des migrants nous rejoigne enfin. Pour qu'elle nous mouille les yeux. Un peu. Est-ce assez?

Il y en a qui ont perdu leur temps à se scandaliser parce qu'on diffusait la photo d'un bambin échoué. Le scandale, ce n'est pas de publier une photo d'un enfant mort sur le rivage, le scandale c'est qu'il y ait un enfant mort sur le rivage. Le scandale, c'est qu'il y a eu plein d'enfants, de femmes, d'hommes morts sur le rivage qu'on n'a jamais regardés. Et il y en aura d'autres, qu'on ne regardera pas plus. Celui-là est apparu devant nous, sur le fil de notre conscience, sans qu'on le demande. Partagé par notre culpabilité. Faudrait surtout pas regarder ailleurs. Faut avoir le courage de faire face à cette réalité. Ce n'est pas un film. C'est du vrai. Nous ne sommes pas des spectateurs. Nous sommes des témoins. Le spectateur ne peut rien faire. Le témoin peut agir.

Faut pas regarder cette photo-là comme on regarde la photo de Kylie Jenner au Beach Club ou de jolis chatons sur Facebook. Faut pas juste cliquer dessus. Faut la regarder longtemps. Pour saisir tout ce qu'elle raconte. Il faut entendre son silence qui est le plus effroyable des cris. Il faut regarder cette photo jusqu'à s'y voir dedans.

Car ce qu'il y a de plus désespérant dans cette photo, c'est le vide autour. Ils ne sont que deux: un enfant mort et un secouriste arrivé trop tard. Nous, nous ne sommes pas là. Nous avons mieux à faire. C'est la photo de notre absence. De notre désintérêt. De notre indifférence. C'est la photo de l'enfant solitaire. Ce n'est pas la mer qui le rejette, c'est le monde.

La preuve; il a la tête tournée vers l'océan. Comme s'il voulait retourner d'où il venait. Comme s'il avait compris qu'il n'y avait personne pour l'accueillir sur l'autre rive. Qu'il n'y avait que plein d'absents prêts à le laisser mourir. Comme s'il avait compris qu'on ne voulait pas de lui.

On les appelle les réfugiés, mais ces gens ne sont même pas des réfugiés, puisqu'ils n'ont même pas de refuge. Ils sont en fuite. Ils se sauvent de la mort. Mais personne ne veut d'eux, à part elle. Alors, ils n'ont pas le choix. Ils finissent chez elle. La mort est le seul pays qui accepte tout le monde.

Les insensibles se déculpabilisent en disant que les migrants sont responsables de leur malheur. Qu'ils avaient juste à mieux organiser leur vie en société, pour pouvoir rester chez eux. La force de cette photo, c'est qu'elle a raison des plus vils arguments. Qui peut prétendre que ce petit de 3 ans est responsable de sa mort? Personne. Il ne demandait qu'à vivre.

Il est né au mauvais endroit. Leforestier chantait: «Être né quelque part, pour celui qui est né, c'est toujours un hasard...» Nous, les favorisés du hasard, nous qui avons la chance de vivre dans des coins moins tourmentés, nous devons partager notre chance. Prouver qu'on la mérite.

Maintenant que cette image nous interpelle, on lui répond quoi? Qu'on est désolé. Que c'est atroce. C'est tout? On va la remplacer par une autre? Surtout pas. Il faut la garder comme fond d'écran de notre âme.

Jusqu'à ce que l'on comprenne qu'il n'y a qu'une seule façon d'agir avec les migrants, c'est de les accueillir. L'économie ne peut avoir préséance sur l'humanité.

On voudrait tous ramener ce petit garçon chez nous. Vivant! Sécher ses vêtements, lui refiler ceux de notre gars et lui servir un lait au chocolat.

Pour lui, il est trop tard. Pour les autres, il est très tard. On attend quoi?

Déjà que la prochaine photo du genre nous ébranlera moins. Parce qu'on est ainsi fait. On s'habitue à tout. Et surtout aux malheurs des autres. Agissons pendant que la photo nous fait encore mal.

Pendant que notre coeur est entrouvert, accueillons-les.