Je sors de ma chambre. J'ai 21 ans. Je vis encore chez mes parents. Que voulez-vous, je suis étudiant. J'ai fini de lire la jurisprudence pour le cours de demain. Je vais rejoindre les parents dans le salon. Mon père regarde les nouvelles. Il a passé la soirée à ronfler devant les téléromans, allongé sur le divan. Mais il se réveille toujours à temps pour Bernard Derome. C'est sacré. Ma mère l'écoute d'une oreille, tout en lisant Teilhard de Chardin.

«Stéphane, t'as bien étudié?

- Oui, m'man.»

Pas besoin de dire que j'ai passé plus de temps à écrire mes articles pour le journal étudiant qu'à analyser des causes. Y a rien comme un «oui m'man» pour qu'une mère soit contente. La météo annoncée, je me lève changer la chaîne. Je sais, chez mes amis, ils ont une télécommande, mais nous, on a une vieille télé qui ne marche pas comme ça. C'est nous qui marchons.

Je mets la télé au 5, WPTZ, Plattsburgh, North Pole, Burlington. Le Tonight Show avec Johnny Carson, le roi de la comédie. C'est l'étalon de tous les talk-shows, le modèle à suivre. Le Tonight Show, c'est le morceau de tarte aux pommes avec un grand verre de lait que les Nord-Américains avalent avant d'aller au lit. On sait que ça va toujours avoir bon goût. Que ça va toujours faire du bien.

Ma mère aime bien Carson, mon père aussi, ce qui ne l'empêche pas de cogner des clous. Minuit et demi, fini Johnny. Mon père ramasse ses cigarettes et va se coucher. Ma mère éteint les lumières:

«Tu restes dans le salon, Stéphane?

- Oui maman...

- Tu devrais aller dormir.»

Je ne réponds pas et je reste là. C'est ce qu'il y a de bien d'être devenu un adulte résidant dans le domicile familial. Avant on nous parlait à l'impératif, maintenant c'est au conditionnel.

Tout est noir dans la maison. Il ne reste qu'une lumière, c'est David Letterman. Et quelle lumière! Letterman, c'est le p'tit nouveau qui suit Johnny Carson. Son émission commence, en pleine nuit, il peut tout se permettre, et il se permet tout. Si le Tonight Show est le modèle à suivre, Late Night fait exactement tout le contraire. Ce n'est pas que David ne respecte pas Johnny, au contraire, il le respecte trop pour faire la même chose que lui.

Letterman a décidé de faire tout ce qui ne se fait pas à la télé. Un gros paquet de niaiseries et aussi beaucoup d'idées de génie. Parfois ses invités l'ennuient, et ça paraît. Letterman est imprévisible. Et l'imprévisibilité est le meilleur remède à l'ennui.

Il est 1 h du matin, Letterman vient de lancer une citrouille du haut d'un 10e étage. Il la montre qui s'écrase au ralenti. Et je ris. L'orchestre de Paul Shaffer enchaîne en rockant jusqu'à la pause. Letterman, c'est pas le petit morceau de tarte aux pommes avant d'aller se coucher. Letterman, c'est le pot de beurre de peanuts au complet. Letterman, c'est des munchies.

Il y a des émissions de télé qui rassemblent: La Soirée du hockey, le Bye Bye, Les Beaux Dimanches. Que tu regardes en famille, que tu regardes en gang. Letterman est un plaisir solitaire. Tu le regardes, seul, sur du temps emprunté à la nuit. Sur du temps emprunté à tes rêves. C'est pas le show de tes parents. C'est ton show à toi. Tout seul.

Letterman, c'est l'ami qui t'entraîne dans ses coups pendables. Le grand efflanqué qui n'annonce pas tant d'effronteries. Un introverti qui se fait violence. Un marginal avec une tête de gars d'à côté. Tout sauf la personnalité télé classique. Un créateur avec un cerveau équipé pour veiller tard.

Avant lui, le monde des variétés télé était un monde de confort. Avec lui, ça devient un monde risqué. Son plaisir, c'est de déstabiliser. Du déséquilibre apparaît l'humour et la vérité. Dès fois, il se plante. Et il le dit. Alors, ça devient intéressant aussi.

Une heure trente, faudrait bien que j'aille me coucher. Rien de mieux que de se mettre au lit après avoir bien ri. On s'endort comme un bébé.

Letterman borde ainsi quelques millions de couche-tard, pas en racontant des histoires à la Walt Disney, en racontant des histoires à la David Letterman, avec un mélange de sarcasme, de cruauté, d'autodérision, de bêtise et tout au fond, bien cachée au fond du fond, un peu de tendresse.

Je regarde Letterman, comme ça, tous les soirs après avoir étudié mon droit, pour me détendre. M'aérer. M'étonner. Ce que je ne sais pas, c'est que c'est durant cette heure-là que j'apprends vraiment ce qui deviendra mon métier.

Merci David de m'avoir aidé à devenir un gars de télé.

Bonne retraite, M. Letterman.

Nos fins de soirée ne seront plus jamais pareilles.

La lune vient de s'éclipser.