On ne parle que de ça à Montréal: du pont et du pont et encore du pont. Du pont en ruines, du pont bloqué, du pont fermé, du pont manqué. C'est notre obsession. Notre principal sujet de conversation.

Dans les bars, on ne s'aborde plus en demandant:  C'est quoi ton signe du zodiaque? On s'aborde en demandant: C'est quoi ton pont?

Si vous êtes pont Jacques-Cartier, ça dénote une personnalité pragmatique, aimant les solutions simples et les relations stables.

Si vous êtes pont Victoria, vous êtes un rusé, un original, aimant les chemins de traverse, les passages secrets.

Si vous êtes pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine, vous êtes un discret, un sous-terrain, un modeste. Vous préférez être en dessous que de tomber de haut.

Si vous êtes pont Champlain, vous êtes soit un aventurier ou un résigné. Soit un mal informé ou un suicidaire. Un retardé ou un retardataire. Ou tout ça en même temps. Bref, un bipolaire!

Une chose est sûre, les gens qui continuent d'emprunter le pont Champlain sont fascinants. À 5h30 du matin, il y a déjà deux heures d'attente. Pas grave! On y va quand même. Fonçons dans le bouchon. On veut faire partie de l'événement. On est fier d'amplifier le trafic. De rajouter sa contribution. L'être humain aime être solidaire dans la fatalité. Comme les moustiques attirés par la lumière. Tel est mon chemin, tel est mon destin. Rien ne m'en fera bifurquer.

Le pont Champlain est en état de détérioration avancé. Le pont Champlain est en train de s'écrouler. On vient d'avoir la bonne idée de le réparer. New York a Superman pour protéger ses citadins, Montréal a Super-poutre pour protéger les siens. On installe ce week-end une poutre de 75 tonnes par-dessus la poutre fissurée. Un gros diachylon sur une jambe de tôle. Si l'opération réussit, ça devrait prolonger de quelque temps la durée de vie du pont damné.

Une chose est sûre, ça prend un autre pont, avant qu'il ne soit trop tard. Ça presse. Tout le monde est d'accord là-dessus. Mais personne ne fait rien. Le fédéral et le provincial agissent comme les Dupont et Dupond. Dupont fédéral:  Ça prend un nouveau pont! Dupond provincial:  Je dirai même plus, ça prend un nouveau pont!

Arrêtez de parler, les pontifes! Agissez! Pas vu l'ombre d'un plan encore ni la tête d'un marteau. Un pont, ça ne s'achète pas chez Ikea, ça se planifie. Et c'est ça le problème. Les politiciens ont la vue courte. Pour eux, la vie dure quatre ans. Le temps d'un mandat. Toutes les réalisations doivent servir à se faire élire. Il faut couper le ruban juste avant les élections. Être sur la photo. Quel est l'avantage de dépenser du cash pour quelque chose qui profitera probablement à quelqu'un d'autre? Aucun. Alors on gagne du temps. On patche. Et on pelte par en avant. Ou plutôt par en arrière. En attendant que ça devienne le problème de son opposant.

C'est toute la santé mentale et économique d'une ville qui en subit les conséquences. Va-t-il falloir que les Montréalais fassent des Lasagne d'eux-mêmes et occupent le pont Champlain pour que les gouvernements s'occupent enfin du dossier? Pour vrai. Qu'on entende enfin le bruit des grues qui érigent un nouveau pont.

Personne n'aborde ce défi avec la hauteur qu'il mérite. Bâtir un pont est un grand projet de société. Relier la terre à la terre. Relier le monde au monde. C'est une oeuvre. Nos dirigeants l'envisagent comme une tâche. Comme des travaux forcés.

Le pont Victoria a été complété en 1859. Il y a 154 ans. On y roule toujours sans problème. Le pont Jacques-Cartier a été ouvert à la circulation en 1930. Il y a 83 ans. On la rafistolé un peu, mais il tient le coup. On emprunte le pont Champlain, depuis 1962. Il y a 51 ans. C'est le plus jeune des trois et le plus magané. Se peut-il que l'art de bâtir des ponts se perde? Que cette construction ne soit plus conçue avec toute la noblesse qu'elle mérite?

J'ai peur que le pont Champlain-Harper soit un pont en broche à foin. Qu'il faudra raccommoder avant même qu'il soit fini. Parce qu'on aura coupé les coins ronds. Parce qu'on l'aura fait à contrecoeur. Pour se débarrasser.

C'est ben beau avoir une super-poutre, mais peut-on avoir un super pont. Parce que pour l'instant, tout ce qu'il y a de super, à part la poutre, c'est le super bouchon, le super retard, le super malaise et la super inertie de ceux qui pilotent le dossier.

Quelqu'un peut-il se lever, prendre ce projet en mains, brasser les fonctionnaires, dérouler des plans, préparer le terrain, couler le béton?

Le gouvernement conservateur a fait son deuil du vote du 514 et du 450. Nous ne sommes pas importants pour lui. Sans rapport de force, comment Montréal parviendra à obtenir un pont à la fine pointe de la technologie actuelle dans un délai raisonnable?

Espérons que nous avons élu un Super Maire...