Le père Noël est là! Ma mère est tout excitée. Elle ne me demande même pas si je veux le voir, on se glisse dans la queue pour avoir le droit de s'asseoir sur les genoux du barbu: «Maman, pourquoi il faut attendre en file?

- Parce que plein de gens veulent rencontrer le père Noël!

- Oui, mais il y en avait un, tantôt, au coin de la rue, avec une cloche, et il n'y avait personne autour, pourquoi on ne va pas rencontrer celui-là?

- Parce que le père Noël de chez Eaton, c'est le vrai!»

Je m'étire le cou pour le regarder. Il est pareil à l'autre. Rien ne ressemble plus à un père Noël qu'un autre père Noël.

C'est plein de bébés qui braillent et de parents qui sourient: pleure pas, c'est le père Noël! Tu l'aimes, le père Noël! C'est une chose pour un bébé d'aimer le père Noël dans un livre d'images ou un dessin animé, et une tout autre chose de faire face à son incarnation en trois dimensions. Les enfants aiment aussi les ours en peluche; pas sûr qu'ils iraient s'asseoir dessus en vrai.

Tous les mômes qui finissent par atteindre le trône, après une heure d'attente, réagissent de l'une des deux façons suivantes: ils se figent ou ils font le bacon pendant que le parent se confond en excuses. Le père Noël, lui, a toujours la même réaction: Ho! Ho! Ho!

«Maman, on s'en va-tu?

- Ben non, ça va être ton tour bientôt. Il faut que tu lui dises ce que tu veux pour Noël.

-Je te l'ai déjà dit.

- Oui, mais c'est lui qui fabrique les jouets et vient les porter.»

Bien sûr... J'ai 7 ans, mais je ne suis pas un demeuré. Ça fait cinq heures qu'on magasine chez Eaton. Ma mère a acheté le cadeau de mon père, le cadeau de ma soeur et le cadeau de mon frère. Je la soupçonne d'avoir acheté mon Big Jim sans que je m'en aperçoive, parce qu'un quatrième sac est apparu soudainement. Alors si c'est le père Noël qui fait les cadeaux, il les a tous vendus à Eaton. Et si c'est lui qui fait la livraison, elle devrait lui laisser ses sacs, ça la reposerait un peu.

Ça va bientôt être à nous!

Ma mère capote. Je la sens fébrile. Elle réalise que c'est une des dernières fois qu'elle passe devant le bonhomme rouge. Je suis le plus jeune de la famille. Bientôt, je remplacerai le vieillard par les cheerleaders des Cowboys de Dallas. Elle n'aura plus aucun prétexte pour s'approcher du père Noël de chez Eaton et retomber en enfance.

C'est une vérité, le père Noël fait plus d'effet aux parents qu'aux enfants. Ce sont eux qui entretiennent le mythe. Soi-disant pour faire triper leurs gamins, mais ce sont eux qui tripent le plus. À se déguiser, à laisser des biscuits, à crier: «Merci, père Noël, vous reviendrez!» À regarder le trajet de l'attelage sur le site de la NASA. À attendre une heure en file pour avoir une photo de son kid terrorisé à côté du gros conducteur de calèche de rennes.

Ce sont les parents qui veulent que le père Noël existe, plus que leurs enfants. Imaginez si c'était vrai, un vieux monsieur qui s'occupe de fabriquer et de distribuer les cadeaux de la planète entière. Ça veut dire que papa et maman n'ont pas besoin de magasiner, pas besoin d'être pris dans les embouteillages, pas besoin de faire saigner la carte de crédit. Tout arrive, livré, emballé et payé, par la cheminée. Noël ne serait qu'un gros party organisé et financé par le pôle Nord. La fête terminée, ce sont les lutins qui ramassent. Aucun souci.

C'est à moi. Ma mère est contente. Je m'assois sur le monsieur. Moment bizarre. De loin, on ne voit que le costume, l'illusion fonctionne. De près, on voit une face, on sent l'haleine, on n'est plus dans la magie, on est dans la réalité. Avec ses rides, ses poils au nez et les yeux d'un retraité qui est bien content de faire plaisir aux enfants. Même s'il n'est pas le vrai.

«C'est quoi, ton nom?

- Stéphane.

- Stéphane, qu'est-ce que tu veux pour Noël?»

Je réfléchis. Le Big Jim, je l'ai déjà, je suis certain. Je vais lui demander autre chose que je n'ai jamais dit à ma mère, que je n'ai jamais dit à personne, question de vérifier ses pouvoirs magiques. Je lui murmure à l'oreille: «Je voudrais une marionnette à fils, comme dans le théâtre de Guignol.»

Savez-vous quoi? Je l'ai eue.