Mon père est rentré du bureau plus tôt. Planté dans le cadre de porte, il attend ma mère. Elle finit d'enfiler sa belle robe. Ils s'en vont voter. Comme on s'en va à la messe. Sauf que nous ne les accompagnons pas. Les enfants restent à la maison. Le bureau de scrutin, c'est comme le cinéma québécois des années 70, on n'a pas l'âge d'y aller.

On les attend dans le salon, bien sagement. À leur retour, on les dirait plus légers. La satisfaction du devoir accompli. J'ose poser la question: «Papa, pour qui t'as voté?» Il ne répond pas. J'insiste. «As-tu voté pour Trudeau?» Silence. «T'as voté progressiste-conservateur?» Silence. «T'as voté NPD?» Triple silence. «Pourquoi tu ne veux pas me le dire?» Mon père me regarde droit dans les yeux: «Mon fils, le vote, c'est secret.»

Mieux vaut cesser de me prendre pour Pierre Nadeau et ne plus poser de question.

Avec ma mère, c'est plus facile.

«Pour qui t'as voté, maman?

- Je ne le dis pas. Le vote, c'est secret.

- T'as voté pour les bleus!

- Ben non, j'ai voté pour Trudeau!»

Mais avec mon père, il n'y a pas moyen. Je me suis essayé à chaque scrutin, sans succès. Pour mon père, l'allégeance politique, c'était personnel. Confidentiel. On gardait ça pour soi. Et on vivait mieux ainsi. Sans se faire d'ennemi.

Bien sûr, papa n'avait pas peur de décevoir ses enfants. Mais on aurait pu le dire à nos amis, qui l'auraient dit à leurs parents, qui, eux, auraient pu penser que...

On n'est jamais trop prudent. Si vous n'aimez pas le trouble, mieux vaut ne pas révéler ses couleurs. Dans une réunion de professionnels bien nantis, dites que vous soutenez les carrés rouges, vous allez du coup vous sentir de trop. Vous allez baisser dans l'estime des gens plus vite que le Canadien au classement. Dans une réunion de branchés intellos, dites que vous trouvez Legault sympathique, vous allez être la risée de la soirée.

Cette agressivité qu'ont bien des gens envers ceux qui ne pensent pas comme eux, politiquement parlant, en pousse beaucoup d'autres à se taire, comme le faisait mon père. Pour être tranquilles. Pour avoir la paix. La sainte paix.

Dans le sondage CROP-La Presse publié jeudi, il y avait encore 19% d'indécis au Québec. Je soupçonne plusieurs de ces indécis de ne pas être si indécis que ça. De garder leur choix pour eux, tout simplement. Les sondages ont beau se faire sous le couvert de l'anonymat, un secret, c'est un secret.

Et il y a des secrets mieux gardés que d'autres. Voilà pourquoi la vague orange a surpris tous les sondages. Aurons-nous droit à une vague arc-en-ciel, rouge libéral ou rouge étudiant? C'est ce que nous saurons le 4 septembre.

D'ici là, tout le monde aurait intérêt à boire une bonne tisane, question de se calmer un peu. À commencer par les chefs. Ils n'iront pas chercher le vote des discrets comme mon père en s'invectivant comme ils le font depuis le début de la campagne. Charest, c'est un ci! Legault, c'est un ça! Marois, c'est une ci et une ça! À la veille du débat, sachez que vous gagnerez beaucoup plus d'adeptes en parlant plus pour les vôtres que contre les autres.

C'est pour ça que la politique est un tabou pour une bonne partie de la population. À cause des conflits qu'elle provoque. De l'agressivité qui l'accompagne. La majorité n'est pas silencieuse pour rien. Elle n'aime pas se faire juger. Se faire cataloguer. Se faire brasser. Alors elle se tait.

Pourtant, chacun a le droit d'exister.

Grand bien nous fasse que tout le monde ne pense pas pareil. La pensée unique, c'est le plus grand danger de la démocratie. Ça prend des rouges, des bleus, des jaunes, des verts.

Bien sûr, pour se faire élire, il faut convaincre. Mais on ne convainc personne en dénigrant ceux qui ne pensent pas comme soi. On convainc en démontrant le bien-fondé de ce que l'on pense, de ce que l'on propose.

À la mi-campagne, tous les partis ont fait le plein de militants. De ceux qui s'affichent haut et fort. C'est justement le vote de ceux qui se taisent qui fera toute la différence. Permettez-moi de le répéter, ce n'est pas en gueulant contre les autres partis que vous l'obtiendrez. C'est dans le respect de cet exercice sacré, dans le respect de ceux qui se présentent et de ceux qui les choisissent.

On n'est plus capables de vous voir vous fesser dessus.

Mercredi, cela fera un an que le dernier chef politique à avoir séduit le Québec presque en entier est parti trop vite.

Il avait conquis l'électorat avec le sourire. Son grand sourire. Sans hargne. Sans mépris. Avec coeur et passion.

S'il y a des élections au ciel, mon père doit sûrement voter pour lui.

Mais il ne le dira jamais.