Je suis allé chercher mon petit cochon. Il est bien lourd. Il est bien plein. Je le dépose sur la table de la salle à manger. Mon père est en train de rouler ses sous noirs. Je veux qu'il roule aussi les miens.

Je vide ma tirelire. Le trésor se répand sur la nappe. Il y a des sous partout.

Je les mets les uns par-dessus les autres. En comptant lentement: 1, 2, 3... jusqu'à 50. C'est long. Quand j'ai deux belles colonnes de 50 sous devant moi, mon père les emballe dans du papier brun. Et il me donne un dollar en papier. Un dollar! C'est 10 paquets de cartes de hockey.

Je suis content. Mon père aussi. Il a plein de rouleaux bien serrés devant lui. Il dit à maman, fièrement: on en a pour 70 piastres! Ma mère sourit et lui répond: ne dépense pas tout ça en cigarettes!

La soirée du grand roulage des cennes noires, c'était le seul moment où l'argent n'était pas seulement une commodité, un concept abstrait, un mal nécessaire. L'argent devenait un jeu, une collection. On n'était pas comme Séraphin s'excitant en comptant ses pièces d'or, on était plus comme le petit écureuil, heureux d'avoir fait autant de provisions. Éblouis de constater qu'un petit peu plus un petit peu plus un petit peu plus un petit peu, ça donne beaucoup.

Je ne sais pas ce que les enfants de demain glisseront dans la fente de leur tirelire. Probablement une carte de crédit. En tout cas, pas des sous noirs. Il n'y en aura plus.

Le sou noir est mort. Le gouvernement Harper va retirer de la circulation la pièce de 1 cent. C'est une décision purement économique, chaque pièce de 1 cent coûtant 1,6 cent à produire. C'est logique. C'est rationnel. Mais comme tout ce qui est rationnel, ça passe à côté de l'essentiel.

Le sou est un symbole important dans notre société. Dans ce monde gonflé et vantard où tout coûte des milliards, il est la représentation du plus petit. De l'aumône. Moins que lui, c'est rien. Moins que lui, ça n'existe pas. Le sou est la première unité de quelque chose.

Cinq sous, c'est déjà cinq fois quelque chose.

Un sou, c'est juste une fois pas grand-chose.

Le sou, c'est la mesure du départ.

Le sou rend humble.

Il nous met en présence de l'infime.

Bien sûr, ça nous tape tous sur les nerfs de se retrouver avec une poignée de cennes noires. Si on s'en sert pour payer ses chips au dépanneur, on se fait regarder de travers. Si on les laisse en pourboire à un serveur, il a l'impression qu'on se paie sa tête. La cenne est barrée partout.

Alors que fait-on avec nos sous? On les garde pour soi. On n'a pas le choix. Personne n'en veut. On les ramasse. On les entrepose dans des pots Mason ou des pots de cornichons. À défaut d'avoir encore un petit cochon.

Quand on a un sou dans les mains, on redevient tous un petit enfant. C'est la paie du gamin. Le sou est une relique du passé. De notre passé.

Les saisons se succèdent. Les sous poussent. Comme dans le temps. Au bout de six mois ou d'un an, notre récipient est plein. Tous ces petits sous rejets, en se rassemblant, sont devenus une belle grosse somme. C'est papa qui serait content.

En éliminant la cenne, on élimine la valeur pédagogique de cette pièce de monnaie.

Comme on ne peut pas s'en débarrasser, elle est la seule qui nous force à économiser.

Le sou noir, c'est l'anticarte de crédit.

Le sou noir, c'est le symbole de la modestie.

Le cliché a toute son importance. C'est avec des cennes qu'on fait des piastres. Monsieur le ministre, si on élimine les sous noirs, avec quoi va-t-on faire des piastres? Avec des enveloppes brunes?

Cela dit, pas besoin de manifester pour sauver la cenne. On va survivre à son départ. Surtout qu'un jour, on paiera tout avec son iPhone. Il n'y aura plus de 10 sous, de 30 sous, de dollars.

Qu'est-ce qu'on lancera dans les fontaines pour réaliser nos voeux?

Qu'est-ce qu'on ramassera sur les trottoirs pour nous porter chance?

Il y va de l'argent comme pour toute chose: la valeur qu'elle possède, c'est celle du temps qu'on lui accorde.

Et c'est à cause des belles heures passées à faire des rouleaux avec mon père que la disparition du sou m'appauvrit plus que toutes les autres mesures du budget Flaherty.

Pour convaincre Stephen Harper de sauver le sou, il faudrait juste lui faire réaliser que c'est une médaille représentant la reine.

God Save the Cenne.