Le 11 septembre 2001. Mon frère, Bertrand, est de garde aux urgences de l'hôpital de Campbellton, au Nouveau-Brunswick. Dans la salle d'attente, les gens ont les yeux rivés sur le téléviseur. Un avion vient de percuter la deuxième tour du World Trade Center. En direct. C'est surréaliste.

Mon frère appelle son prochain patient: «Monsieur Simon Richard! Monsieur Simon Richard!

- Oui, c'est moi. Qu'est-ce qu'il y a?

- Ben, c'est à votre tour, monsieur Richard.

- Savez-vous, docteur, ça presse pas tant que ça, vous pouvez faire passer quelqu'un d'autre devant moi.

- Vous êtes certain?

- Oui, pas de problème.

- Madame Suzanne Leblanc! Madame Suzanne Leblanc!

- Oui, docteur Laporte?

- C'est à vous, madame Leblanc.

- Est-ce que je peux attendre encore un peu? Je veux voir ce qui va se passer.

- Comme vous voulez.

- M. Ghislain Cormier!

- Pas tout de suite, docteur!

- Ben là, vous avez le pied cassé, monsieur Cormier!

- C'est pas si grave, finalement, ça peut attendre.»

Aucun des 20 patients rassemblés ce matin-là dans la salle ne veut se faire soigner. Ils ont beau avoir le pied cassé, des problèmes digestifs ou des douleurs à la poitrine, ils ne veulent pas quitter leur siège devant la télé. Comme pour des millions et des millions de personnes dans le monde, la télé est devenue leur soluté, leur respirateur artificiel. L'appareil indispensable pour passer à travers cette hécatombe.

Un gros bobo en chasse un plus petit. Il n'y a pas de mal plus urgent à traiter que le gros trou que ces avions viennent de faire dans notre petite vie. Dans notre tranquillité. Et pour ce trou-là, mon frère médecin ne peut rien faire.

Il s'assoit donc lui aussi dans la salle d'attente et fixe le moniteur. La vie est à «pause». La télé est à «avance rapide». Les événements se précipitent.

Normalement, quand une catastrophe se produit, on regarde les reporters nous raconter ce qui s'est passé. Ils nous répètent toujours la même chose. Le danger est au passé. Le 11-Septembre, ce n'est pas ça. Pendant qu'ils nous racontent qu'un avion a crevé le World Trade Center, il y en a un autre qui crève l'autre tour, puis le Pentagone, puis la Pennsylvanie, puis une tour s'effondre, puis sa jumelle aussi. Ça n'arrête pas. Le danger est au présent.

Un malheur n'arrive jamais seul, mais les malheurs arrivent rarement aussi nombreux.

Normalement, quand on regarde l'émission spéciale qui traite d'une catastrophe, c'est un exercice de solidarité humaine. On compatit avec les victimes, on se trouve chanceux d'être à l'abri. On se dit: «Pauvres eux!» Le 11-Septembre, ce n'est pas ça. On n'est pas à l'abri du tout. On se sent cible. Le drame se passe chez le voisin et, comme il ne cesse d'y avoir des rebondissements, on craint que ça ne rebondisse bientôt chez nous. On compatit avec les victimes, mais on a surtout peur d'en être une avant la fin du jour. On se dit: «Pauvres de nous!»

Le 11-Septembre, c'est encore pire que la peur. Le 11-Septembre, c'est la torpeur. La torpeur, c'est le ralentissement général des manifestations de la vie. Nous sommes tous engourdis devant notre écran. À demi conscients. C'est pour ça que l'homme au pied cassé de Campbellton peut endurer sa douleur. Les images qu'il voit l'ont anesthésié.

Le 11 septembre 2001, nous sommes des millions de chevreuils figés devant la lumière de la télé. On reste là, en attendant qu'un avion nous rentre dedans.

Il y en a qui sont restés comme ça toute la journée; d'autres, toute la semaine; d'autres, tout le mois.

À force de voir en boucle les images des avions qui frappent les tours, cela a fini par nous rassurer. Ce sont toujours les mêmes. Ce n'est jamais nous. On peut donc continuer à vivre.

Notre 11 septembre a fini par se terminer.

M. Cormier s'est remis à avoir mal au pied: «Vite, docteur, faites quelque chose!»

Et on a tous continué notre chemin. Mais comme on se sentait un peu coupables de faire partie des épargnés, on a dit que, dorénavant, on ferait notre chemin avec notre prochain, qu'on allait penser aux autres, qu'on deviendrait de meilleurs humains, qu'on allait changer le monde. On croyait vraiment que cette tragédie vécue ensemble, dans l'urgence de nos vies, allait nous rapprocher, pour toujours. Dix ans plus tard, il n'en est rien.

Le 11 septembre 2001, le monde n'a pas changé. Le 11 septembre 2001, le monde s'est arrêté. Puis, tranquillement, il s'est remis à fonctionner. Comme avant. Entre l'amour et la haine. Parfois, la haine est loin de chez nous; parfois, elle est juste à côté. Parfois, elle est en nous.

Que les commémorations du 11-Septembre servent au moins à ça: à nous rappeler que, dans la liste des disparus, il y a les milliers de victimes et les millions de promesses que nous leur avons faites.