Ma mère est installée dans son salon, allongée sur le canapé avec plein de coussins dans le dos. Sur la table, à ses côtés, le téléphone et un verre d'eau. Elle regarde la télévision. Ma mère habite à NDG, mais ce soir, comme toute la planète, elle habite au Chili. Elle voit la nacelle descendre dans les profondeurs pour aller chercher le premier mineur. Ça fait 69 jours que 33 gars sont prisonniers des ténèbres. Soixante-neuf jours sans soleil. Soixante-neuf jours sans lune, sans étoiles. Soixante-neuf jours sans ciel. Ça doit être ça, l'enfer.

Ils auraient pu mourir ensevelis, mais leur tunnel a résisté. Alors, ils sont toujours en vie. Et tant que tu es en vie, tu supportes tout. Tu dures. Tu toffes.

C'est ce qu'il y a de bien avec la vie: il n'y a que la mort qui puisse la battre. La vie est plus forte que tout le reste. Plus forte que la peine, plus forte que la peur, plus forte que la solitude, plus forte qu'un trou noir.

Ces naufragés de la terre sont coupés du monde depuis plus de deux mois. Pourtant, ils sont encore là. La vie est si fragile et si robuste à la fois.

Ils seraient perdus dans l'espace, ce serait plus simple d'aller les chercher. L'homme sait aller plus haut. C'est aller plus bas qu'il ne sait pas. Il a fallu qu'il se creuse la tête très longtemps avant de trouver une façon de secourir les mineurs sans que la mine leur tombe sur le casque. La nacelle ressemble à la fusée dans Tintin. On dirait un modèle de 1950. Ce serait un manège à La Ronde, on ne s'y risquerait pas. On est loin de Star Wars. Une bonne vieille poulie avec une corde, un ascenseur grand comme dans les appartements parisiens et un long tube, style descente de linge sale. On n'est pas à Hollywood, ici, on est dans la vraie vie. C'est plus simple et plus efficace.

La fusée remonte enfin. Le premier mineur en sort. Vivant et heureux. Avec ses lunettes fumées, il a l'air d'un joueur de poker. Il a parié sur le temps et il a gagné. Cette scène, ce n'est que du bonheur. Le bonheur d'exister. Encore.

Il est au même endroit où il est allé si souvent. Son lieu de travail depuis tant d'années. Mais aujourd'hui, pour lui, c'est le bout du monde. Le paradis. Parce que c'est son monde à lui.

Ma mère pleure, seule dans son salon. Elle est émue. Elle est heureuse. Pour lui, pour eux. Pour leurs familles et tous ceux qui les aiment.

Avant de voir le prochain mineur qui sera libéré, ma mère doit aller dans sa chambre. C'est là qu'elle fait sa dialyse. Quatre fois par jour. Elle souffre d'insuffisance rénale. Sa mine, c'est sa maison. Elle y est confinée depuis deux ans. Elle se promène entre le salon et la galerie d'en arrière. C'est sa seule liberté.

Dès fois, elle vient chez nous, entre deux dialyses. Et ça lui fait du bien. Et ça la fait sourire comme un Chilien. Moi aussi.

C'est pour ça que le drame de ces 33 hommes nous a tant touchés. Nous sommes tous des mineurs chiliens. Nous avons tous une mine en nous qui nous enferme. Souvent, c'est la maladie ou un accident qui nous a bouché le ciel. Ça peut être aussi la pauvreté, l'angoisse, l'ennui, une blessure d'enfance, une errance, tous ces tunnels sans lumière.

Mais si creux qu'on se trouve, on survit. Ce n'est pas facile. C'est long. Ça fait mal. Mais on s'accroche à l'espoir ou au désespoir. Les deux sont solidement ancrés.

Parfois, si on est chanceux, une nacelle arrive. Elle nous sort de notre malheur, qui devient chose du passé. La plupart du temps, il reste pas loin. Et on rembarque dans la nacelle pour redescendre, puis on revient en haut, puis on retourne en bas. L'existence est un yo-yo, accroché à quel doigt? Ça, on ne le sait pas. Mais pour y jouer si souvent, ça doit être un doigt d'enfant.

On a tous nos hauts et nos bas, à divers moments, ce n'est jamais synchro. Sauf l'autre soir, on était 1 milliard à être en haut. Pour être exact, 1 milliard et un... et 2... et 3... et 4... comme ça jusqu'à 33.

Cette libération des mineurs chiliens, elle nous a fait du bien à tous. Pour une fois, il n'y avait pas de méchant, pas d'ennemi, on était tous du même côté. Celui de la vie. Et on a tous gagné. La nacelle des Chiliens nous a tous remontés. Nous a tous sortis de nos drames, durant un court moment. L'instant de réaliser que le bonheur, ce n'est pas d'être au ciel, c'est plutôt, tout simplement, de pouvoir le voir.

Ces hommes ne débordaient pas de joie parce qu'ils avaient atteint le sommet de l'Everest ou marché sur la Lune. Ces hommes étaient heureux de retrouver ceux qui les aiment.

Entre deux mineurs repêchés, ma soeur, qui habite en haut de chez maman, descend la voir: «Tu n'as besoin de rien?» Ma mère s'essuie les yeux. Et sourit. Elle avait juste besoin de la voir. Que ce soit au fond de la mine ou sous les étoiles, l'important, c'est d'être ensemble.