Mardi, autour de 17h30, je suis en réunion avec une dizaine de personnes dans un bureau de l'avenue Papineau.

Soudain, mon BlackBerry vibre. Je viens de recevoir un courriel de CNN Breaking News. Je suis abonné à ce service, qui envoie des alertes lorsqu'il se passe quelque chose d'important dans le monde. Je lis: A 7.0 magnitude earthquake struck 10 miles from Port-au-Prince, Haïti. Je pense: 7,0! Ça doit être effrayant... Et la réunion se poursuit.

Puis je vais souper avec des amis et je rentre tard à la maison. J'allume la télé. C'est l'horreur. C'est l'enfer. Un pays détruit. Je regarde les images. C'est si épouvantable, si spectaculairement épouvantable qu'on dirait un film. On dirait que ce n'est pas vrai. J'éteins la télé. Et Haïti disparaît de ma vie.

 

C'est la grande injustice de l'humanité. Pendant que des gens souffrent, il y en a pour qui ça va très bien, merci. Comme vous et moi. On n'a qu'à éteindre la télé pour fuir le drame. Bien sûr, ça reste dans nos pensées. Mais ça ne nous empêche pas de fonctionner. Ça ne nous empêche pas de travailler, de souper avec des amis, de faire nos petites affaires. Et de dormir sur nos deux oreilles.

Au matin, je lis les articles dans La Presse en hochant la tête. La désolation, on dirait que ça fait encore plus de peine quand on la lit. Ça devient plus vrai qu'à la télé. Tellement que je laisse tomber les cahiers des sports et des arts. Price et Halak peuvent attendre. Tout devient futile. Je voudrais faire quelque chose pour aider. C'est certain. Mais quoi?

Superman irait soulever chaque pierre pour libérer les survivants. Mais je ne suis pas Superman. Alors je fais la chose la plus plate mais la seule que je peux faire et qui peut peut-être aider un peu. Je tape Croix-Rouge canadienne dans Google. Et le site de l'organisme apparaît. Il y a un bouton Faites un don. Je clique dessus. Je remplis le formulaire.

Bon, combien je donne? Ce ne sera jamais assez. Je sais, il ne faut pas penser comme ça. Si tout le monde fait sa part, si tout le monde agit, alors peut-être que mon don, avec tous les autres, pourra vraiment enlever une poussière de souffrance, une poussière de douleur.

Je clique sur envoyer. La petite roue tourne, tourne, tourne. Puis, ça plante. C'est bon signe. Ça veut dire que le serveur de la Croix-Rouge est très en demande. Ça veut dire qu'on est plusieurs à vouloir donner. J'essaie une deuxième fois. Puis une troisième. Puis une quatrième. Ça m'ennuie un peu. J'ai autre chose à faire. Vas-y, la petite roue. Débloque! Envoie le don! Bien sûr que je me trouve con de m'impatienter. Je suis bien au chaud dans ma maison. J'ai juste à peser sur des boutons. Alors que, là-bas, ils n'ont plus de maison. De père, de mère, d'enfant...

C'est ça, l'absurdité de la vie. Quand on a mal aux dents, il n'y a rien de pire que notre mal de dents. On sait qu'il y en a d'autres qui ont le cancer. On sait qu'il y en a d'autres qui meurent de faim. On sait les tremblements de terre et les ouragans. Mais notre petit problème à nous sera toujours le plus gros drame qui soit. Parce que c'est le nôtre.

Faut nous comprendre. Nous sommes tous de petits animaux qui essayons de survivre. Et c'est ce qui se passe sur notre terrain qui nous préoccupe en premier. Qui accapare 90% de nos pensées. La défense de notre petite personne, de notre territoire. Parfois, pendant qu'on est occupé à faire du ménage dans notre cour, on apprend qu'il se passe des horreurs ailleurs.

Notre premier réflexe, c'est d'avoir peur. On a peur que ça nous arrive. On regarde les victimes. Et on se dit ça pourrait être nous. Puis on réalise qu'autour de nous tout est calme. Alors on apprécie ce qu'on a. On se sent un peu coupable d'être parmi les privilégiés. Mais en même temps, on préfère se sentir coupable et avoir la vie qu'on a.

La culpabilité, c'est la rançon du bonheur.

Peu importe l'ampleur des tragédies, tant qu'elles ne nous arrivent pas à nous, on les vit égoïstement en essayant de leur faire une place dans nos vies trop occupées.

Ce n'était pas la chronique de quelqu'un sur place à Haïti. C'était la chronique de quelqu'un qui n'est pas là. Qui est très loin de là. Qui se sent impuissant. Qui continue à faire ses petites affaires. Mais qui a quand même l'âme qui tremble en pensant à tous ces gens, là-bas. À toutes leurs familles, à tous leurs amis ici. Je vous souhaite de croire encore à la vie. Malgré tout. Malgré nous.