C'était l'été 2001. L'été de ses 26 ans. Patrizia Durante était enceinte. Un premier enfant qu'elle avait tant désiré.

Tout semblait bien aller. Jusqu'à ce que, à 26 semaines de grossesse, les résultats d'un simple test sanguin laissent présager le pire.

«Vous avez une leucémie. Il est trop tard pour mettre fin à la grossesse. Il est trop tôt pour accoucher. Nous allons vous référer à des spécialistes.»

La jeune mère a été dirigée vers la Dre Alice Benjamin, obstétricienne spécialisée dans les grossesses à haut risque à l'hôpital Royal Victoria. «C'est grâce à elle si je suis vivante aujourd'hui.»

La Dre Benjamin a dû faire accoucher Patrizia de toute urgence à 31 semaines de grossesse pour lui permettre de suivre une chimiothérapie. La petite Victoria Angel est ainsi née le 2 septembre 2001. Elle pesait 3,5 livres. À la demande de sa mère, qui avait lu dans un livre de préparation à l'accouchement que les cellules souches du sang de cordon ombilical pouvaient guérir la leucémie, la Dre Benjamin a prélevé chaque goutte de sang du cordon. En dernier recours, ça pourrait servir, se disait-elle.

Victoria a été placée dans un incubateur de l'unité de néonatalogie pendant qu'au même étage, sa mère luttait pour sa vie en hémato-oncologie. Chaque fois que, entre deux traitements, Patrizia allait, en fauteuil roulant, voir son bébé, elle pleurait. «Je me sentais coupable. Je me posais plein de questions. Vais-je survivre? Aura-t-elle une mère? Serai-je là pour elle? Serai-je là pour voir ses premiers mots, ses premiers pas?»

Après quatre mois de chimiothérapie intensive, une rémission. Puis, deux mois plus tard, une rechute. «On m'a dit que j'avais six mois à vivre. Pour survivre, il me fallait une greffe de moelle osseuse.» En l'absence d'un donneur compatible, la Dre Benjamin et le Dr Pierre Laneuville, hématologue, ont fait ce qui ne s'était jamais fait auparavant : utiliser les cellules souches du sang du cordon ombilical de la petite Victoria pour sauver sa propre mère.

La greffe a réussi. C'était une première mondiale. Aujourd'hui, Patrizia, 43 ans, est en parfaite santé. Et sa petite Victoria, née prématurément, est une grande fille de 17 ans qui étudie en sciences au cégep.

«La Dre Benjamin est comme un ange pour moi. Je parle d'elle et je deviens émotive. Comment on fait pour remercier une femme qui nous a sauvé la vie?»

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Pour remercier la Dre Benjamin qui, à 73 ans, se dirige tranquillement vers la retraite, Patrizia et d'autres anciens patients reconnaissants ont mis sur pied un fonds en son nom. Mercredi soir, à l'Université McGill, ils ont tenu à rendre hommage à cette pionnière au parcours remarquable.

Rencontrée avant la cérémonie, la Dre Alice Benjamin, d'ordinaire si calme au milieu des pires tempêtes, disait se sentir nerveuse. Des accouchements compliqués? Pas de problème pour cette femme au sang-froid légendaire qui a assisté à la naissance de plus de 10 000 bébés en plus de 40 ans de carrière. Mais une soirée où elle est le centre d'attention? Voilà qui lui semblait beaucoup plus stressant.

Des résidents ont beau l'avoir baptisée la «Meryl Streep de l'obstétrique», la Dre Alice Benjamin n'a jamais cherché les projecteurs et les honneurs. Mais pas de doute qu'elle les mérite.

«Elle est la quintessence du médecin qui met le patient d'abord», dit le Dr Madhukar Pai, directeur des programmes de santé mondiale à l'Université McGill. La Dre Benjamin a suivi sa femme lors d'une grossesse marquée par des complications et des moments d'angoisse. «Aujourd'hui, nous avons une merveilleuse fille de 10 ans... Il y a des centaines d'histoires comme la nôtre. Des gens dans des situations impossibles qui avaient abandonné tout espoir et l'ont retrouvé grâce à elle.»

Malheureusement, cet espoir demeure inaccessible dans bien des pays, souligne le Dr Pai. 

«Environ 300 000 femmes meurent chaque année durant leur grossesse, la plupart dans des pays pauvres. Et environ 6 millions d'enfants meurent avant l'âge de 5 ans.»

Le fonds créé en l'honneur de la Dre Benjamin vise à poursuivre son oeuvre dans des pays en voie de développement en permettant à des résidents en médecine d'y mener des projets. «Essayer de sauver des femmes dans ces pays, c'est la meilleure façon de célébrer l'héritage de la Dre Alice Benjamin.»

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Alice Benjamin est née en 1945, dans un village de la province de Kerala, dans le sud de l'Inde. Un village si petit qu'il n'y avait pas d'école. «J'ai fait l'école à la maison jusqu'à 9 ans!»

Autour d'elle, les filles faisaient des études supérieures essentiellement pour rencontrer un bon mari. Mais chez les Benjamin, c'était différent. «Mon père était avant-gardiste. Il estimait que les filles et les garçons devraient être traités de la même façon.» Les deux soeurs d'Alice Benjamin sont aussi devenues médecins, alors que son frère a fait du droit.

Alice Benjamin a poursuivi ses études à Delhi, notamment au collège Lady Hardinge, une école de médecine britannique pour femmes seulement. «En Inde, beaucoup de femmes n'allaient jamais chez le médecin pour des problèmes gynécologiques parce qu'elles ne voulaient pas être examinées par un homme. Vers 1910, lady Hardinge, la femme du vicomte de l'époque, a réalisé que des femmes en Inde mouraient parce qu'il n'y avait pas de femmes docteures. Alors elle a décidé de créer cette école de médecine, inaugurée en 1916.»

Diplôme en poche, Alice Benjamin a posé ses valises au Canada en 1971 pour y suivre son mari canado-indien, d'abord à Toronto, puis à Montréal en 1973. À l'Université McGill, elle était la seule femme résidente du programme d'obstétrique-gynécologie, aux côtés de 40 collègues masculins. 

«J'ai travaillé très fort! Comme femme, il fallait travailler quatre fois plus fort juste pour montrer qu'on était aussi compétente et être acceptée. J'ai toujours pensé que notre travail est notre meilleur argument.»

En 1993, la Dre Benjamin a reçu l'Ordre national du Québec pour sa contribution à l'avancement de la médecine. On lui doit notamment d'avoir cofondé, en 1979, une clinique prénatale à l'hôpital Royal Victoria pour le suivi des femmes atteintes d'un diabète de grossesse - la première clinique du genre au Canada. «À l'époque, il y avait un mort-né par mois. Des bébés qui mouraient entre 34 et 36 semaines de grossesse. Cela a fait baisser le taux de mort-nés à presque zéro.»

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Elle a beau avoir fait plus de 10 000 accouchements, elle s'émerveille chaque fois. «Le plus beau son du monde est ce premier cri. Toute l'équipe n'attend que ce cri. Cela ne devient jamais une routine», dit-elle de sa voix toujours douce.

Chaque bébé a son histoire, belle et unique. Mais dans le coeur et la mémoire de la Dre Benjamin, il y a un petit coin réservé à ceux qu'elle appelle ses «bébés spéciaux». Ceux dont la naissance représentait un défi additionnel. Victoria, la fille de Patrizia Durante, fait partie de ces «bébés spéciaux». Alice et Emma Rhodes, des jumelles nées en 1997 à 39 jours d'intervalle - l'une à 23 semaines et l'autre à 30 semaines -, aussi. «Ce sont les premiers jumeaux au Canada à survivre tous les deux avec des accouchements différés. J'ai eu le bonheur de les voir récemment. Elles sont en pleine santé.»

La Dre Benjamin se sent privilégiée de faire ce travail. «Il n'y a rien de plus gratifiant que la médecine. Voir une mère repartir en santé à la maison avec son bébé, c'est la récompense ultime.»

Mais le privilège est surtout le nôtre, souligne Patrizia. «C'est une grande femme. Elle a sauvé de nombreuses vies et contribué à la naissance de milliers d'enfants. Nous sommes vraiment choyés de l'avoir à Montréal.»

À l'heure où on parle de l'immigration comme d'une menace, il est bon de se rappeler qu'elle sauve aussi des vies.

PHOTO FOURNIE PAR PATRIZIA DURANTE

Patrizia Durante, après la naissance de sa fille Victoria, à l'hôpital Royal Victoria.