On s'était vus un jour d'octobre 2001 dans un casse-croûte de l'avenue du Mont-Royal. Louis-Félix avait 3 ans, presque 4. Il habitait le quartier Centre-Sud. Passionné de politique, il m'avait confié, dans une entrevue exclusive autour d'un casseau de frites, qu'il était fédéraliste et qu'un jour il deviendrait un «soldat canadien».

«Quand on est jeune, on est fédéraliste!», avait-il déclaré, avec tout le sérieux du monde, au grand dam de son père, souverainiste et pacifiste convaincu.

«Il a le temps de changer», se disait son père.

Dix-sept ans plus tard, j'ai retrouvé Louis-Félix. Le petit gars roux de 3 ans féru de politique est devenu un grand gars roux de 20 ans, toujours féru de politique, qui s'apprête à voter pour la première fois. Dans sa famille recomposée à Boucherville, au coeur d'une circonscription caquiste, les points de vue s'entrechoquent. Autour de la table, on compte un péquiste, une libérale, un solidaire, une indécise et des jumelles de 13 ans qui, si elles le pouvaient, voteraient avec enthousiasme pour Manon Massé.

«Venez souper avec nous. On commandera du chinois», m'a proposé Marie-Joseph, la belle-mère de Louis-Félix, aussi passionnée de politique.

Autour de la table multipartisane, il y avait donc Louis-Félix, qui, comme son père l'avait prédit, a changé d'allégeance et de choix de carrière depuis sa première entrevue. Devenu souverainiste, l'étudiant en sociologie s'apprête à voter pour Québec solidaire. «J'aurais bien aimé voter pour le PQ, mais je trouve que c'est un petit peu triste», dit-il, en regrettant que la souveraineté soit reléguée par Jean-François Lisée à un deuxième mandat.

«T'es un séparatiste pressé? lui demande son père, comme pour le narguer.

- Je suis un séparatiste qui ne dit pas : "Peut-être la prochaine fois."»

Si Louis-Félix préfère QS au PQ, c'est aussi à cause de la politique identitaire péquiste mise de l'avant sous Pierre Karl Péladeau et qui marque encore profondément le parti, selon lui. «Avoir un pays, c'est bien. Mais ça dépend quelle sorte de pays.»

Cela dit, estimant que la question de l'urne devrait être l'environnement, Louis-Félix dit qu'il voterait pour Québec solidaire même si le parti n'était pas souverainiste. «Mais c'est un argument de plus.»

Sa belle-mère hoche de la tête. 

«Moi aussi, je pense que ce devrait être l'environnement, la priorité!

- Il faudrait alors que tu votes QS! lui dit Louis-Félix.

- QS, c'est utopique!», réplique-t-elle.

Marie-Joseph, femme d'affaires de 48 ans et immigrante originaire d'Haïti, compte voter pour les libéraux. Ex-souverainiste qui a voté OUI en 1995 et qui a été échaudée par la remarque de Parizeau sur les «votes ethniques», elle a longtemps voté pour le PQ. Pas par conviction souverainiste, mais parce qu'elle appréciait ses mesures sociales. «Quand j'ai eu ma fille Kelly, j'étais pauvre. Lorsque Pauline Marois a mis la garderie à 5 $, wow! Ça a changé ma vie. Et pour ça, je suis très reconnaissante.»

En 2014, troublée par le discours autour de la Charte des valeurs, Marie-Joseph a tourné le dos au PQ et voté pour le PLQ. Ce qu'elle s'apprête à refaire. «Comme immigrante, au moins, je sais que le PLQ ne va jamais donner un coup dur à l'immigration!», dit-elle, ulcérée par les propositions de François Legault sur le test de valeurs et le test de français qu'il veut faire passer aux immigrants. Elle évoque sa tante Mignonne, arrivée d'Haïti après le tremblement de terre, qui ne maîtrise pas le français. «Qu'est-ce que Legault va mettre dans ce test? Est-ce que ça voudrait dire que ma tante Mignonne serait renvoyée?»

Son chum, Jean-François, réalisateur de 63 ans, souverainiste, a toujours voté pour le PQ et compte encore le faire. Il trouve que les libéraux instrumentalisent l'immigration. «C'est leur fonds de commerce! Amenez-en, des immigrants, ça leur fait des votes!» Contrairement à Marie-Joseph, il ne croit pas que ce soit une hérésie de diminuer les seuils d'immigration. «On est en plein-emploi. Mais si on se retrouve avec 10 ou 12% de chômage, en période de crise, on risque d'avoir plein d'immigrants chômeurs condamnés à vivre dans des HLM. Ils seront les premiers pénalisés parce qu'ils seront les derniers arrivés et il faudra gérer la situation. C'est pourquoi, quand j'écoute Legault et Lisée, il y a des choses dans leurs discours que je trouve intéressantes.»

Jean-François aime bien la proposition du PQ de laisser à la vérificatrice générale le soin de fixer les seuils d'immigration en fonction de la situation économique. «Il faut que ce soit quelqu'un de neutre, qui n'est rattaché à aucun parti.»

Louis-Félix l'interrompt. «Papa, je ne suis pas d'accord avec toi! Il y a plein de problèmes environnementaux dans le monde, il y a des guerres. Est-ce qu'on a vraiment le droit moral, nous, Québécois, de fermer nos portes et de dire : on va seulement prendre 40 000 personnes par année?»

Louis-Félix s'inquiète du racisme qui teinte le discours de certaines personnes face à l'immigration. «À Boucherville, l'an dernier, il y a eu 40 familles migrantes haïtiennes qui sont arrivées. Il y a eu tellement de réactions racistes!»

Marie-Joseph en était révoltée. «Les gens disaient : "Il va y avoir une mafia haïtienne à Boucherville!"»

Jean-François rouspète. «Des trolls, il y en a partout!»

Kelly, 21 ans, a écouté la discussion sans dire un mot, l'air un peu découragée. L'indécise de la famille, c'est elle. Elle n'a pas d'affinités avec le PQ. Elle considère que la CAQ est contre l'immigration. Avec le PLQ, elle a l'impression de mettre en péril son avenir. «Je veux travailler dans le domaine social et le PLQ coupe dans le social, alors ça m'intéresse un peu moins», dit l'étudiante en techniques d'intervention en délinquance. Avec QS, elle a l'impression de perdre son vote.

À la fin de la soirée, Kelly se sentait toujours orpheline politique. «Mais je vais quand même voter, sinon, je ne pourrai pas chialer!»

Mathilde, 13 ans, qui s'intéresse beaucoup à la politique, a proposé un plan pour rallier les différentes factions de sa famille. «Votez pour moi!»

Ç'a été la seule proposition du souper qui a fait l'unanimité.