« Madeleine Trudeau ». C'est le surnom que l'on a donné à Justin Trudeau, après son discours d'excuses aux communautés LGBTQ2 où on l'a vu pleurer « comme une Madeleine ».

Dans une rubrique moqueuse du Journal de Montréal, on a ainsi souligné avec ironie que le premier ministre avait « évidemment » encore pleuré. En deux ans, c'est au moins la sixième fois qu'il verse des larmes dans le cadre de ses fonctions, a-t-on pris la peine de noter sous un photomontage où on voit six différents Justin Trudeau en chemise pastel. Un extrait vidéo de ses excuses à la Chambre des communes, appuyé par une chanson sirupeuse, prend aussi soin de tourner ce moment solennel en ridicule.

Je ne sais pas pour vous, mais moi, je ne vois rien de très drôle dans le fait de savoir que des citoyens de ce pays ont longtemps été traités comme des criminels par le gouvernement à cause de leur orientation sexuelle. Je ne vois rien qui me donne envie de m'esclaffer quand je pense à tous ceux qui ont été espionnés, humiliés et congédiés à cause de préjugés homophobes d'une autre époque. Tous ceux dont on a tenté de « détecter » l'homosexualité comme si c'était une tare honteuse et une dangereuse « faiblesse de caractère ». Tous ceux que le gouvernement a soumis à cet appareil absurde appelé « Fruit Machine », qui devait mesurer « l'attraction homosexuelle » de ses employés. Tous ceux qui ont dû cacher qui ils étaient ou abandonner leurs rêves. Tous ceux dont la vie a été détruite à cause de l'ignorance de l'époque.

Tout ça est à la fois tragique et honteux. Et je ne vois rien de futile à offrir des excuses et un pardon officiel aux victimes de ces pratiques gouvernementales discriminatoires. Ce geste promis par Justin Trudeau était attendu depuis longtemps. Il était nécessaire.

Pour le premier ministre, on sait que cet engagement n'a rien de factice. Avant même d'être élu, il était déjà un habitué des défilés de la fierté gaie. Enfant, il a côtoyé des amis de son père qui ont dû cacher leur homosexualité. Il a vu tout le courage que cela prenait pour lutter contre l'homophobie.

Pour sa génération, c'est une réalité qui va de soi, même si des combats restent à mener. En devenant le premier premier ministre canadien à prendre part à des défilés de la fierté gaie, il s'est imposé comme le meilleur allié politique des communautés LGBTQ2. On dit que sa seule présence à un défilé vaut mille campagnes contre l'homophobie.

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Que l'on se moque d'un premier ministre « kid Kodak » qui mise souvent beaucoup plus sur le contenant que sur le contenu, c'est légitime. Que l'on souligne le fait qu'il ne respecte pas toujours ses engagements, fort bien. Que l'on critique avec véhémence le fait qu'il ait abandonné, comme par hasard, sa promesse de réforme du mode de scrutin une fois élu, d'accord. Mais comment expliquer que l'on ridiculise ici un premier ministre qui a simplement tenu promesse dans une cause qui lui tient à coeur ? Qu'est-ce que ce genre de réactions révèle ?

Personnellement, j'éprouve un plus grand malaise devant les réactions cyniques provoquées par les excuses de Justin Trudeau que par les larmes qui les accompagnaient. D'autant plus que son discours d'excuses traitait explicitement des effets dévastateurs des stéréotypes de genre dans la vie des gens. En se moquant d'un homme politique qui se montre sensible à cet enjeu, n'est-ce pas l'enjeu lui-même que l'on banalise et ridiculise ? Se serait-on permis de rire de lui de la même façon s'il avait évoqué avec émotion la tragédie des orphelins de Duplessis ?

La sensibilité affichée à certaines causes n'est pas une vertu en soi. Elle n'efface pas comme par magie toutes les incohérences des politiques de Justin Trudeau. Ses larmes versées pour les réfugiés syriens n'effacent pas le fait que le Canada pourrait faire mieux en la matière. Même chose pour ses larmes versées pour les autochtones.

En revanche, le flegme généralement attendu de l'homme politique n'est pas davantage un gage de compétence. Je n'ai jamais vu Donald Trump pleurer et, comment dire... je ne suis pas rassurée pour autant.

Cela dit, dans l'affaire « Madeleine Trudeau », il me semble que les moqueries en disent davantage sur les préjugés latents de ceux qui se moquent que sur l'homme politique qui pleure. Entre le surnommer « Madeleine » et le traiter de « moumoune », il n'y a qu'un pas. On a beau être en 2017, les stéréotypes associés à la « virilité » restent tenaces. Même chez les jeunes générations. Dans un essai récent qui réfléchit sur l'homme du XXIe siècle (*), l'auteur Steve Gagnon est allé à la rencontre d'une cinquantaine d'adolescents de Québec et de Montréal. Il leur a demandé : « C'est quoi, un homme ? C'est quoi, la virilité ? » Les réponses révèlent toute une gamme de stéréotypes. L'homme viril doit être fort, dur, brutal. Sensible, mais pas trop...

L'homme politique qui pleure est suspect. Même s'il pleure la mort d'un ami et chanteur qu'il aime, cruellement emporté par un cancer - on a vu Trudeau verser une larme pour Gordon Downie - , on se méfie. Soit parce que cela contrevient à une certaine image que l'on se fait de la virilité - pleurer comme une Madeleine est un signe de faiblesse, généralement associé à la fragilité du « sexe faible ». Soit parce que l'on y voit une mise en scène - lorsqu'il ne pleure pas comme une Madeleine, l'homme politique, c'est bien connu, verse des larmes de crocodile...

Entre la pauvre Madeleine et le vieux crocodile, entre notre conception stéréotypée du pouvoir et notre cynisme, il me semble qu'il nous reste bien du chemin à faire. Lorsque des larmes versées pour un ami disparu deviennent suspectes, n'est-ce pas de notre méfiance qu'il faut se méfier ?

*Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles. Réflexions et espoirs pour l'homme du 21e siècle, Steve Gagnon, Atelier 10, 2015.