Ma mère a quitté Alep pour Montréal un jour de décembre 1967. Mais Alep ne l'a jamais quittée.

À l'époque, les Syriens n'étaient pas très nombreux au Québec. Rares étaient les gens d'ici qui connaissaient la Syrie. Encore plus rares étaient ceux qui avaient entendu parler d'Alep.

À l'école lavalloise où elle a enseigné à ses débuts, les immigrants se comptaient sur les doigts d'une main. Ses collègues, qui l'ont tout de suite adoptée, l'appelaient la «rose d'Orient».

«Tu viens d'où?», demandaient ses élèves, intrigués par son accent roucoulant. «De la Syrrrrie.»

La réponse intriguait encore plus que l'accent. Certains confondaient Syrie et Sibérie. Elle leur disait en souriant que sa Sibérie à elle était juste un peu plus au sud, à côté du Liban. Syrie, Sibérie... Qu'importe. Ce qui l'a le plus touchée, c'est que très vite, malgré les milliers de kilomètres qui séparaient son pays natal inconnu de son pays d'adoption qu'elle apprenait à connaître, elle s'est sentie des leurs.

Aujourd'hui, la Syrie est tristement célèbre. Alep encore plus, pour des raisons tragiques. Et je me surprends à regretter ces temps d'innocence où on avait encore le luxe de confondre Syrie et Sibérie.

À moins d'être reclus dans une grotte, réelle ou imaginaire, rares sont ceux qui peuvent demander aujourd'hui «What is Aleppo?», comme l'a fait en septembre le candidat libertarien américain Gary Johnson, lors d'une entrevue qui a provoqué la risée.

«What is Aleppo?» Qu'est-ce qu'Alep? Dans l'absolu, cela reste une très bonne question.

On croit savoir ce qu'est Alep en regardant les images infernales qui en émanent. En lisant et en écoutant tous ces récits qui glacent le sang. Des enfants prisonniers de l'enfer. Des civils massacrés. Des exactions que rien ne peut justifier.

On croit savoir ce qu'est Alep. Mais pour moi, cette inhumanité, ce n'est pas Alep. C'est ce qu'on a fait d'Alep à force de ne rien faire.

Tous ceux qui connaissent Alep, tous ceux qui l'ont aimé, tous ceux qui l'aiment encore, tous ceux qui pleurent un pays qui n'est plus savent qu'Alep, ce n'est pas ça.

C'est dur à croire aujourd'hui, mais il fut un temps où on ne parlait ni d'Alep-Est ni d'Alep-Ouest. On disait «Halab», un point, c'est tout. Même si la vie sous un régime dictatorial n'était pas exactement un conte de fées, Alep formait une seule grande famille, héritière d'une longue tradition de vivre-ensemble. Cela faisait partie de la culture du pays. Des gens de différentes confessions s'y côtoyaient sans heurt.

Je garde un souvenir lumineux d'Alep, où je ne suis allée qu'une seule fois, bien avant la guerre. Le mot «lumineux» m'apparaît obscène dans les circonstances. Je m'y accroche comme à un souvenir évanescent.

J'ai toujours rêvé de retourner marcher sous la lumière d'Alep. On s'était promis, ma mère et moi, d'y aller un jour avec tous ses petits-enfants. Un grand voyage intergénérationnel sur le fil de sa mémoire. Elle aurait tant aimé qu'ils sachent qu'Alep a déjà été autre chose qu'une guerre. Elle aurait aimé qu'ils foulent les pierres millénaires de sa magnifique Vieille Ville. Elle aurait aimé leur montrer le souk où elle allait acheter des épices avec sa mère. La savonnerie où on fabriquait le savon d'Alep, le préféré de leur arrière-grand-mère - mon préféré aussi. La pâtisserie où on trouvait les meilleurs «kakebloz» du monde - un des seuls mots arabes qu'ils connaissent et qui désigne ces doigts de pâte d'amande typiquement alépins dont ils raffolent.

Elle aurait aimé parcourir les ruelles de la ville à leurs côtés comme on parcourt un grand livre d'images, avec des histoires fabuleuses, page après page. Elle aurait aimé qu'ils sentent l'âme de cette cité qui est l'une des plus anciennes villes du monde encore habitées.

Elle aurait aimé qu'ils sachent. J'aurais tant aimé aussi. Mais nous voilà devant un cimetière géant. Ils ne sauront rien de la poésie de cette ville. Ils sauront plutôt que le berceau du monde est devenu le tombeau du monde. Ils sauront les guerres de pouvoir qui se contrefichent des populations civiles. Ils sauront qu'une fois de plus, on savait et qu'on n'a rien fait. Et quand ils demanderont «pourquoi?», on n'aura aucune bonne explication à leur offrir.