Et si c'étaient des femmes blanches, les traiterait-on de la même façon ? Le gouvernement du Québec hésiterait-il autant à donner suite à leur demande ?

On ne peut s'empêcher de se poser la question en voyant les tergiversations entourant la demande d'une commission d'enquête indépendante sur les relations entre policiers et autochtones au Québec. Plus d'un an après la première diffusion du reportage-choc d'Enquête sur ces femmes autochtones de Val-d'Or qui ont osé défier le silence, on attend toujours une réponse collective qui soit à la hauteur de leur courage.

« On est encore en train d'examiner la demande », m'a dit hier l'attachée de presse du ministre des Affaires autochtones Geoffrey Kelley.

Pour l'heure, le ministre Kelley semble utiliser le volet québécois de l'enquête fédérale sur les femmes autochtones disparues et assassinées pour justifier son inaction. Un argument jugé irrecevable par les organisations autochtones et leurs sympathisants. « Pour nous, une commission d'enquête nationale devrait agir en complément d'une enquête indépendante provinciale », m'a dit Édith Cloutier, directrice du Centre d'amitié autochtone de Val-d'Or.

Les institutions policières provinciales relèvent du gouvernement du Québec. « C'est donc lui qui a la pleine responsabilité de mettre fin aux discriminations systémiques existantes au sein de ces institutions », renchérit Viviane Michel, présidente de Femmes autochtones du Québec.

Comme Édith Cloutier, Viviane Michel est convaincue que si les nombreuses femmes qui ont déposé des plaintes d'agressions sexuelles contre des policiers étaient des Québécoises blanches, le gouvernement laisserait vite tomber cette partie de ping-pong fédéral-provincial et prendrait ses responsabilités.

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Certains auraient voulu que le rapport d'enquête du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui n'a finalement porté aucune accusation contre les policiers de la Sûreté du Québec (SQ) à Val-d'Or, mette un point final à toute cette histoire. Si les plaintes d'abus et d'agressions sexuelles n'ont pas donné lieu à des accusations, que l'on passe à autre chose, se disent-ils.

Le DPCP a pourtant été clair : « Le fait qu'aucune accusation criminelle ne soit portée dans certains dossiers ne signifie pas nécessairement que les évènements allégués ne se sont pas produits. » En d'autres mots : l'absence d'accusations ne signifie pas que les femmes autochtones ont menti.

L'observatrice civile indépendante Fannie Lafontaine, chargée de s'assurer de l'impartialité de l'enquête du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) sur la SQ, a aussi bien souligné le fait que l'enquête criminelle est insuffisante en soi. Elle ne peut à elle seule régler une crise sociale.

Les plaintes des femmes autochtones de Val-d'Or et d'ailleurs ont servi « de catalyseur à un mouvement de dénonciation, de solidarité et de refus de laisser perdurer des situations d'injustices », écrit Fannie Lafontaine dans son rapport. « Ces témoignages qui brisent le silence ne sont pas vains, même lorsqu'ils ne mènent pas à la responsabilisation pénale individuelle d'un policier pour des raisons propres au système pénal qui ne remettent aucunement en question la véracité de l'histoire vécue. »

Maintenant, pour que ces témoignages mènent à une guérison et à une réconciliation, pour rendre justice à ces femmes qui ont osé prendre la parole, on ne peut se contenter de traiter leurs histoires respectives comme autant de cas isolés. Il faut aller à la source du problème et tenir compte du contexte.

Il faut s'attaquer au racisme systémique, toile de fond invisible des relations entre policiers et autochtones. Et pour s'attaquer au problème, il faudrait commencer par le nommer et, surtout, le comprendre.

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Pour l'heure, c'est loin d'être le cas, me dit Édith Cloutier. « Je pense qu'on ne comprend pas ce qu'est le racisme systémique. On le prend personnel », souligne-t-elle.

On prononce l'expression du bout des lèvres. On s'arrête au mot « racisme » alors que c'est surtout au mot « systémique » qu'il faut s'attarder. Parler de « racisme systémique » au sein des forces policières ne signifie pas que l'on accuse l'ensemble des policiers d'être racistes. Le racisme systémique permet souvent de perpétuer des inégalités et des injustices de façon involontaire ou inconsciente.

Le racisme systémique autorise une politique insidieuse de « deux poids, deux mesures » qui traduit un inconscient colonial. Ce n'est pas un phénomène propre à la police ni au Québec. Mais ce n'est pas parce que le phénomène existe d'un océan à l'autre qu'il est moins grave ou encore inévitable.

Un exemple ? On peut penser à l'histoire tragique de Brian Sinclair, un autochtone qui s'est présenté aux urgences à Winnipeg un jour de 2008. Il y avait été envoyé par un médecin de sa communauté pour une infection de la vessie. On lui a demandé d'attendre. Pendant l'attente, il a vomi à plusieurs reprises. Des patients ont demandé que l'on s'occupe de lui. En vain. On l'a ignoré, tenant pour acquis qu'il était en état d'ébriété ou un sans-abri. Résultat : 34 heures plus tard, l'homme est mort dans la salle d'attente. Mort d'une simple infection à la vessie. Mort aussi à cause des stéréotypes associés aux autochtones. Ce qui a fait dire au Collège des médecins de famille du Canada que le racisme systémique dans les soins de santé peut être « fatal ». D'où l'urgence d'en prendre conscience et de le combattre.

Je cite cet exemple de Winnipeg. Mais les exemples ne manquent pas chez nous aussi. Le racisme systémique, ce sont ces « cures géographiques » que des autochtones disent subir depuis trop longtemps. On parle ici d'une intervention policière, en principe proscrite par la SQ, qui consiste à abandonner un autochtone ivre dans un endroit éloigné pour qu'il dégrise sur le chemin du retour. Ferait-on subir la même chose à un homme blanc ?

Le racisme systémique, c'est aussi ce qui explique que lorsque deux jeunes filles autochtones de la réserve Kitigan Zibi ont disparu en 2008, cela a à peine provoqué un haussement d'épaules. Pas de police. Pas de médias. Rien. Alors que lorsqu'un bébé lion a été perdu dans la réserve, ç'a été le branle-bas de combat avec des hélicoptères et tout le reste.

Ce ne sont pas tant les pratiques individuelles de quelques policiers qui sont en cause qu'un ensemble de pratiques institutionnelles. Dans les relations avec les autochtones, le racisme systémique est ancré dans l'histoire de la colonisation. Si bien ancré qu'il faut, à l'instar des femmes autochtones qui ont eu le courage de prendre la parole, avoir le courage comme société de plonger dans ces eaux troubles pour enfin lever l'ancre.