Elles étaient six autour de la table. Natasha Kanapé Fontaine et cinq amies innues. Invitées à une fête chez Natasha, qui n'avait pas encore 20 ans.

Elles étaient six autour de la table. Six femmes et cinq secrets. Ce soir-là, elles n'ont pas parlé de ça. Mais Natasha ne pouvait cesser d'y penser. « Je portais le secret de chacune qui m'avait confié avoir vécu un abus sexuel. Pour trois des cinq, j'étais la première personne à laquelle elles le disaient. »

C'était il y a six ans déjà. Natasha Kanapé Fontaine n'a jamais oublié la scène dans cette cuisine aux murs rouges. Devant elle, en silence, un fléau prenait corps. Les statistiques avaient un nom et un visage familiers. La réalité des agressions sexuelles la frappait de plein fouet. 

« C'était la première fois de ma vie que je mesurais à quel point c'était présent partout. J'étais la seule à ne pas en avoir vécu de façon violente. Les cinq ont grandi avec ça dans leur corps. Je n'en avais jamais pris conscience de cette manière. » - Natasha Kanapé Fontaine, militante et poète, parlant de cinq amies qui lui ont confié avoir vécu une agression sexuelle

Que cinq amies, chacune leur tour, par hasard, presque en même temps, lui confient un secret aussi lourd l'a troublée et la trouble encore... « Je n'arrive pas à le décrire. Ça m'habite depuis longtemps. »

Elle dit qu'elle n'arrive pas à le décrire. Mais en fait, elle y arrive très bien dans un poème arrache-coeur qu'elle signe dans le recueil Sous la ceinture - Unis pour vaincre la culture du viol, tout juste publié chez Québec Amérique. Un poème qui traduit à la fois le poids de cette violence invisible (« "puis je me suis réveillée/en sang"/ton sang sur un lit dont je dois taire le nom ») et la résilience des femmes (« nous sommes plus fortes debout ensemble six/debout dans les ruelles au milieu de la grande ville/nous sommes »).

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C'est en pensant à ses amies, à toutes celles, trop nombreuses, qui ont vécu la même chose, à celles qui se taisent ou qui n'ont pas pu parler, à celles qui se sont suicidées, c'est en pensant à elles, donc, que la jeune poète et militante Natasha Kanapé Fontaine a accepté d'être porte-parole du nouveau mouvement Stop à la culture du viol. Le mouvement organise plusieurs manifestations ce soir à Montréal et à travers le Québec ainsi qu'un événement Post-manif au Club Soda où Sue Montgomery, Léa Clermont-Dion, Manal Drissi et plusieurs autres prendront la parole.

Pour Natasha Kanapé Fontaine, c'est le prolongement logique de cette soirée d'amies où elle a réalisé avec effroi les ravages de la culture du silence dont est assortie la culture du viol. « Sur le coup, je ne savais pas trop quoi faire avec ça. Le fait d'être porte-parole, c'est ma façon à moi de pouvoir apporter un changement, de porter ce message. » 

« C'est une façon de se rassembler, de converger les unes vers les autres et de se dire : on vit la même affaire, on va être plus fortes ensemble. » - Natasha Kanapé Fontaine, porte-parole du mouvement Stop à la culture du viol

Le mouvement Stop à la culture du viol est né dans la foulée des agressions sur le campus de l'Université Laval, de la poursuite contre Radio-Canada intentée par des policiers de la Sûreté du Québec de Val-d'Or (à la suite du reportage d'Enquête sur des allégations de violences sexuelles à l'égard de femmes autochtones) et des allégations d'agressions sexuelles qui secouent l'Assemblée nationale. Ce qui le distingue du mouvement #AgressionNonDénoncée, lancé il y a deux ans par Sue Montgomery dans la foulée de l'affaire Ghomeshi, c'est une volonté pleinement assumée de faire converger les luttes des femmes, en mettant à l'avant-plan les plus vulnérables parmi elles.

« Mon rêve depuis des années, c'est vraiment de voir les gens se rassembler », dit Natasha Kanapé Fontaine. Elle qui milite depuis plusieurs années tant dans les milieux québécois que dans les milieux autochtones dit entendre les mêmes discours de chaque côté. La culture du viol porte atteinte à des femmes de tous les milieux et de différentes origines. Il est temps de la combattre ensemble et d'inviter les hommes à se joindre à la lutte.

Chez les femmes autochtones, il y a longtemps que l'on sent l'urgence, dit-elle. « Chez les personnes autochtones, quasi chaque personne de notre entourage a vécu un abus sexuel ou un viol. Ce qu'on veut, c'est que ça cesse. Que toute personne soit respectée dans son corps et dans sa dignité. »

La culture du viol, qui tolère qu'autant de femmes soient agressées dans une société que l'on aimerait croire égalitaire, fait partie de l'inconscient collectif, rappelle-t-elle. « Je pense que de nommer les choses, comme pour le racisme, et en être conscient, ça peut amener un certain changement. » Quelque chose comme un éveil collectif.