Dès l'âge de 2 ans, Annabelle, qui s'appelait Mathieu à la naissance (*), disait : « Quand je vais être grande, je vais être une fille. »

Son père la corrigeait : « Mais non ! Tu aimes les filles. Tu ne vas pas être une fille. »

L'enfant s'habillait en fille dès qu'elle en avait l'occasion, sous le regard déboussolé de ses parents.

L'été de ses 4 ans, elle est devenue obsédée par son identité. « Il fallait que ça sorte », raconte son père, Jean-François. Elle disait : « Pourquoi je suis un garçon ? J'ai toujours voulu être une fille. La vie, c'est n'importe quoi. Les gens, c'est n'importe quoi... »

Les parents ont dû se rendre à l'évidence. Leur enfant, assignée garçon à la naissance, se percevait vraiment comme une fille. Elle criait haut et fort son désir de vivre et d'exprimer sa véritable identité de genre. Que faire ?

Les parents ont consulté des spécialistes de l'Hôpital de Montréal pour enfants. On leur a dit qu'il fallait ouvrir grand les possibilités d'expression de leur enfant.

L'enfant a décidé d'elle-même de vivre comme les petites filles de son âge. Depuis, Mathieu se fait appeler Annabelle et ne porte que des vêtements féminins.

La transition ne s'est pas faite sans heurts. Même si de plus en plus de gens sont sensibilisés à la réalité des transgenres, il reste bien du chemin à faire, constate Jean-François. « On entend surtout parler de la réalité des adolescents trans ou des adultes. Les gens l'acceptent et se disent que ça vient vraiment d'un désir d'exprimer sa véritable identité. Mais quand il s'agit d'un enfant de 4 ans, le jugement est sur les parents. »

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À quel âge peut-on parler d'enfant transgenre ? Il n'y a pas d'âge magique, me dit le Dr Shuvo Ghosh, le seul pédiatre spécialisé en variance du genre au Québec. « La plupart des enfants ont une identité de genre assez claire à l'âge de l'entrée scolaire, vers 5 ou 6 ans. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'identités cachées, parfois. Si la famille ou si le milieu de la petite enfance n'est pas ouvert à la variance, si les premiers petits essais d'être différent sont écrasés par les parents ou s'il y a beaucoup de stress associé à certains comportements, l'identité de genre pourra s'exprimer plus tard. »

Que doit faire un parent devant un petit garçon qui dit être une fille et qui veut porter des robes ? « Il faut être le moins interventionniste possible. Il faut donner à l'enfant la chance d'être un peu créatif. »

Il peut s'agir parfois d'une phase passagère. « Mais s'il y a une constance et une persistance de certains comportements d'un garçon qui veut être appelé par un nom féminin, porter des vêtements de fille, etc., c'est plus qu'une exploration. C'est peut-être la première expression de l'identité du genre. À 4 ans, c'est tôt. Mais ça peut arriver pour certains enfants. »

Dans de tels cas, le mieux est de respecter l'expression de genre de l'enfant et s'assurer de soutenir l'estime de soi, souvent mise à mal dans de tels cas.

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Pour échapper aux regards réprobateurs, il a fallu changer Annabelle de garderie. Très inquiet devant les manifestations d'intolérance et d'intimidation auxquelles sa fille a dû faire face, Jean-François est déterminé à se battre pour que les choses changent.

Un jour de février, il a cogné à la porte de la députée Manon Massé. « Ce n'est pas vrai que ma fille va vivre ça pour les 14 prochaines années ! », lui a-t-il lancé.

La députée de Québec solidaire a été bouleversée par le combat de ce père inquiet pour sa fille. Le Québec, contrairement à plusieurs provinces canadiennes, ne permet toujours pas le changement de la mention de sexe à l'État civil pour les mineurs, souligne-t-elle. Ce qui veut dire, par exemple, que chaque fois qu'Annabelle se trouvera dans une salle d'attente pour voir un médecin avec une carte d'assurance maladie qui n'indique pas sa réelle identité de genre, elle risque d'être forcée de s'expliquer, de faire une sortie du placard trans et de s'exposer à de l'incompréhension et à de la discrimination.

Depuis octobre 2015, les personnes trans au Québec peuvent changer leur mention de sexe à l'État civil même si elles n'ont pas subi une intervention chirurgicale de changement de sexe. « C'était mon premier objectif après mon élection en 2014 », dit Manon Massé. Elle a travaillé en ce sens avec la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, et les groupes de défense des droits des LGBT. « Et on a réussi. »

Maintenant, il faut aller plus loin pour le bien d'enfants comme Annabelle. En mai 2015, la Commission des institutions recommandait à la ministre Vallée de mettre en place des mesures transitoires pour faciliter la vie des enfants trans. On soulignait aussi qu'il était nécessaire et urgent d'examiner de quelle façon on pourrait modifier le règlement pour y inclure les personnes mineures.

Or, dix mois plus tard, malgré l'urgence, rien ne semble avoir vraiment bougé. Un projet de loi pour les enfants transgenres est en gestation. La ministre Vallée dit que c'est un dossier qui lui tient à coeur. Mais aucun échéancier n'a été fixé.

Les parents d'Annabelle ont écrit à la ministre. Ils lui ont dit qu'ils ne pouvaient se résoudre à ce que leur fille subisse une discrimination institutionnalisée pour les 14 prochaines années. « Notre fille devrait pouvoir avoir les mêmes chances et opportunités de se réaliser, de s'épanouir pleinement, d'étudier de façon sereine et de jouir de tous les droits accordés aux autres enfants. »

Par ignorance, certains classent ce genre de demandes dans la filière de la rectitude politique. Ils banalisent la chose ou, pire encore, en rient.

Il n'y a pourtant pas de quoi rire. Des études nous disent que le taux de tentatives de suicide est 14 fois plus élevé chez les jeunes trans que dans la population en général. Leur quotidien est trop souvent fait de discrimination et d'intimidation.

Pour Annabelle et tous les autres enfants trans, l'État a la responsabilité de tout mettre en place pour que ça change.

(*) Les prénoms sont fictifs, l'histoire ne l'est pas.

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Proportion approximative de la population qui pourrait s'identifier comme trans et qui vit une variance de genre, c'est-à-dire qu'elle adopte des comportements qui ne correspondent pas aux catégories binaires (masculin/féminin) de la société.