« Pourquoi des femmes ont-elles encore peur aujourd'hui de se dire féministes ? »

La question m'a été lancée par une élève de quatrième secondaire de l'École internationale de Montréal, hier. J'y étais à l'invitation d'Anne-Sophie Maillette, une élève qui a eu la bonne idée d'organiser un événement pour marquer la Journée internationale pour les droits des femmes. L'invitation m'avait été lancée l'automne dernier, bien avant les déclarations incohérentes de la ministre de la Condition féminine et la controverse autour du mot « féministe ».

Anne-Sophie, 17 ans, a donc choisi le féminisme comme thème de son projet de fin d'année. Quand elle est passée dans les classes pour parler de son projet, elle a eu des réactions du type : « Ah ! Encore une qui va nous dire que les femmes sont meilleures que les hommes ! »

Le but de son projet du 8 mars, c'était justement de défaire ce genre de clichés. De rappeler qu'être féministe, c'est être pour l'égalité hommes-femmes et non pas pour un sexe et contre un autre.

« Pourquoi des femmes ont-elles encore peur aujourd'hui de se dire féministes ? », me demandait donc cette élève. Voilà une excellente question. Je me la suis aussi posée la semaine dernière en voyant toutes ces femmes de tête refuser l'étiquette « féministe ». 

Je suis moi-même d'une génération qui est souvent féministe sans le savoir, héritière d'un combat qui n'a pas été le sien. Je suis en même temps très consciente du long chemin qu'il reste à parcourir. En ce sens, je n'ai aucun mal à me définir comme féministe. 

À mes yeux, ça va de soi. Si on est pour l'égalité hommes-femmes, on est féministe, c'est aussi simple que ça. Vouloir à tout prix gommer le mot « féministe » et s'en remettre à une vision individualiste, c'est refuser de nommer les choses. C'est nier la discrimination systémique dont sont encore victimes les femmes partout dans le monde. C'est oublier que le féminisme ne sera désuet que lorsque cette discrimination aura disparu.

Quand une ministre de la Condition féminine hésite à se dire féministe et est incapable de nommer une seule féministe inspirante dans l'histoire du Québec, j'y vois beaucoup plus qu'un problème de sémantique. J'y vois un recul inquiétant. Quand une ministre de la Justice qui a occupé le même poste renchérit en se disant plus humaniste que féministe, comme si l'un et l'autre s'opposaient, c'est tout aussi déroutant. Cela témoigne d'un manque de culture. Cela en dit long aussi sur la force des clichés que l'on finit par intérioriser. Il faut croire que le féminisme - ou du moins la version cliché que certains s'en font - déplaît encore. Or une femme ne doit surtout pas déplaire...

Cela dit, on peut être féministe sans le mot. Celui qui le dit n'est pas nécessairement celui qui l'est. Et celui qui l'est ne le dit pas forcément. 

J'ai toujours pensé, par exemple, que mon grand-père arménien, qui a vécu en Syrie avant d'immigrer au Canada, était féministe à sa façon, même s'il n'a jamais revendiqué cette étiquette. Il a toujours dit à ma mère : « Ce que tes frères font, tu peux le faire aussi. » Elle a étudié en génie civil en Syrie à une époque où cela ne se faisait pas pour une fille. Être féministe, c'est souvent faire ce qui ne se fait pas.

Au-delà des étiquettes que revendiquent les uns et les autres, ce qui compte, ce sont les gestes que l'on fait et les valeurs collectives que l'on défend. Pour moi, un des grands féministes de notre époque est le Dr Denis Mukwege. Un homme courageux, plusieurs fois en nomination pour le prix Nobel de la paix et lauréat du prix Sakharov en 2014, qui a soigné des milliers de femmes et de filles violées dans l'est de la République démocratique du Congo depuis 1999. Il dénonce sans relâche, au péril de sa vie, l'impunité et l'indifférence de la communauté internationale devant ces viols qui sont en fait une arme de guerre.

J'ai eu l'occasion de l'interviewer en 2013. Je lui avais demandé s'il était féministe. Il avait répondu : « Je ne suis pas féministe. Je suis réaliste ! » Cela ne l'a pas empêché l'année suivante d'être à la tête d'un mouvement d'hommes congolais mobilisés contre les violences sexuelles et la discrimination. Le Dr Mukwege est aussi un allié de la campagne féministe #HeForShe, dont Emma Watson est l'ambassadrice et qui vise à solidariser les hommes. Hier encore, il a présenté au Conseil des droits de l'homme des Nations unies une pétition réclamant la fin de l'impunité pour les responsables de viols et d'agressions sexuelles dans son pays. De toute évidence, son « réalisme » est un féminisme qui n'a pas peur de son ombre.

Que l'on profite du 8 mars - et des autres jours surtout - pour ramener à l'avant-plan ces enjeux, éveiller des consciences, déconstruire des clichés et exiger des changements n'a malheureusement rien de dépassé.