À la messe de Noël, l'église syrienne Saint-Éphrem, à Sherbrooke, sera pleine à craquer. Elle résonnera de choeurs d'enfants, réfugiés syriens pour la plupart. Des enfants de la guerre qui, grâce au rêve fou d'un fils de réfugié, peuvent enfin vivre en paix.

Minuit syrien

À la messe de minuit, l'église syrienne Saint-Éphrem, à Sherbrooke, sera pleine comme elle ne l'a jamais été depuis longtemps. Des enfants y chanteront Noël en araméen. Des enfants qui ont fui la guerre en Syrie et en Irak et qui, grâce au mouvement de solidarité lancé par un fils de réfugié, peuvent enfin vivre dans un pays de liberté.

«Ce sera comme les Noëls de mon enfance», me dit Allen Haddad, ému.

Né à Sherbrooke, Allen Haddad, pharmacien de 76 ans, est lui-même enfant de réfugié. Voilà quatre ans déjà qu'il travaille d'arrache-pied pour que cette église, que son père a contribué à bâtir, puisse parrainer des réfugiés obligés de fuir l'horreur que son père a fuie il y a 100 ans.

Enfant, Allen Haddad se rappelle avoir lui aussi chanté la messe de minuit en araméen - la langue du Christ encore utilisée dans la liturgie syriaque orthodoxe. Il ne comprenait pas un traître mot de ce qu'il disait. Qu'importe. Dans ses souvenirs, rien n'était plus beau que ce choeur d'enfants qui faisait vibrer, dès les années 50, cette petite église de la 13e Avenue, à Sherbrooke. «On était tous réunis, avec mes frères, mes cousins, la famille...»

Avec le temps, l'église syrienne orthodoxe de Sherbrooke, comme la plupart des églises au Québec, s'est vidée de ses fidèles. «Les dernières années, c'en était triste. Des fois, le dimanche, on n'était qu'une trentaine. Je disais à ma femme: si ça continue, on va être obligés de fermer l'église. Même à Noël, à la messe de minuit, l'église était à moitié pleine.»

Attristé par le sort des chrétiens du Moyen-Orient, Allen Haddad, qui est président du conseil d'administration de son église, s'est dit qu'il fallait absolument faire quelque chose à la mémoire de ses ancêtres. «C'est un peu un rêve que j'avais. Je trouvais qu'on avait trahi nos parents qui avaient tellement travaillé fort pour bâtir cette église.»

Son père, Calile Haddad, est né à Mardin, petite ville du sud-est de la Turquie, d'où est aussi originaire mon grand-père Naïm. Au début du XXe siècle, Mardin était un foyer de chrétienté orientale très diversifié au coeur de l'Empire ottoman. Y vivaient des Arméniens catholiques, comme mon grand-père. Y vivaient aussi d'autres communautés chrétiennes-syriaques orthodoxes, notamment, comme le père d'Allen Haddad.

En 1915, 90% de la population chrétienne de Mardin a été exterminée. Calile Haddad et mon grand-père faisaient partie des rares survivants. Tous deux avaient vu leurs pères être assassinés, victimes du premier génocide du XXe siècle. Ils ont connu des destins parallèles. Alors que mon grand-père a refait sa vie en Syrie avant de mettre le cap sur Montréal en 1967, Calile Haddad, après un bref séjour en Syrie, s'est réfugié à Marseille, d'où il a pris un bateau pour Halifax, avant de finalement déposer ses espoirs à Sherbrooke en 1922. Il y rejoignait d'autres familles de Mardin déjà établies au Québec dès la fin du XIXe siècle. «Il ne parlait pas un mot de français ni d'anglais. Il n'avait pas un sou dans ses poches. Quand il avait deux ou trois dollars de côté, il envoyait ça à Mardin», raconte son fils.

Mardin garde une place de choix dans le coeur de ses descendants d'Amérique. En Estrie, ils ont constitué avec le temps une communauté dynamique, très bien intégrée. À Sherbrooke, ils ont même leur tournoi de golf annuel qui s'appelle le «Mardin Open».

C'est en pensant à son père qu'Allen Haddad a eu l'idée de mettre sur pied un ambitieux projet de parrainage avec son église. «Quand j'en ai parlé aux membres de notre comité, sur 12, seulement 5 étaient d'accord avec moi. Il y avait le curé, le diacre, mon frère, moi et un autre membre...» Les autres craignaient que ce soit un casse-tête beaucoup trop exigeant pour leur tout petit comité. «Je leur ai fait comprendre que si nous, nous sommes ici, c'est parce que nos parents ont fui ces pays pour les mêmes raisons.» Finalement, tous se sont ralliés au rêve de M. Haddad.

C'est ainsi que quelque 35 familles venant de Syrie et d'Irak ont été accueillies à Sherbrooke. La plupart sont arrivées dans la dernière année. Une centaine de familles syriennes sont aussi attendues dans les prochaines semaines. Pour chacune d'elle, l'église doit offrir 30 000$ en garantie afin de prouver qu'elle peut la soutenir financièrement pendant un an. Les familles parrainées n'ont pas le droit à l'aide sociale durant cette année. Les parrains doivent aussi s'engager à soutenir les réfugiés dans l'apprentissage du français, la recherche d'emploi et l'intégration à la vie québécoise.

«On l'a fait à la mémoire de nos mères et de nos pères», me dit M. Haddad. Il n'y serait jamais arrivé seul, insiste-t-il. Son comité a pu compter sur l'appui de son député provincial, Guy Hardy, et de son attachée politique Nicole Forcier. Il compte maintenant sur le soutien de la députée fédérale Marie-Claude Bibeau, nouvelle ministre du Développement international. L'archidiocèse de Sherbrooke, l'église anglicane de North Hatley et de nombreux autres citoyens ont aussi offert leur aide. «Les gens sont très généreux.»

De l'horreur à l'espoir

J'avais rendez-vous avec M. Haddad sur le parvis de l'église Saint-Éphrem, un dimanche gris de décembre, juste avant la messe. Un brouillard enveloppait la ville endormie, donnant au paysage un air de carte postale givrée.

Je suis arrivée dans le stationnement de l'église en même temps que Van Han Tran. L'homme de 76 ans avait vu un reportage sur les réfugiés syriens attendus à Sherbrooke. Pour eux, il est allé acheter des casseroles neuves. Il avait aussi apporté de la vaisselle et un siège d'enfant. «Est-ce que je peux vous les laisser?»

Sherbrookois d'adoption, M. Tran sait trop bien ce que peut vivre un réfugié. En 1975, il en était lui-même un. Il faisait partie des boat people fuyant la guerre du Viêtnam. Au bout d'un long périple en mer, l'espoir d'une vie meilleure. Il a eu la chance d'être parrainé par ses belles-soeurs. Sa femme et lui ont passé trois mois à Montréal. Puis, ils se sont établis à Sherbrooke pour y apprendre le français. Lui qui travaillait sur un chemin de fer est retourné aux études et a mené une carrière de chercheur. Il fêtera cette année son 40e Noël en sol québécois. «Quarante ans déjà... C'est plus que la moitié de ma vie! Je suis content, dit-il, en souriant. On a tout ici. On a la liberté... Si on travaille fort, on y arrive.»

Il s'est frayé un chemin jusqu'au sous-sol de l'église, qui croule sous la générosité des Sherbrookois. Il y a déposé quelques boîtes. Et il est reparti, le pas léger, sourire aux lèvres.

Il était presque 11h. Alors que d'autres gens, les bras chargés de dons, s'arrêtaient dans le stationnement, les fidèles commençaient à se diriger vers l'église. «C'est ici pour le ramassage de linge?», a lancé une dame à M. Haddad, en s'arrêtant devant la montagne de sacs devant la porte. «Si c'est du linge, on vous remercie infiniment pour votre générosité, mais on en a assez. Regardez, madame, on ne sait plus où le mettre!» Ce dont les réfugiés ont besoin maintenant, c'est de meubles, d'électroménagers... et surtout des emplois.

«Sabah el kheir...» Devant la porte de l'église, M. Haddad salue en arabe les fidèles qui viennent assister à la messe. Il les connaît tous par leur prénom. Voici Saïd, qui arrive avec ses enfants. M. Haddad lui souhaite la bienvenue. «Ahlan Saïd!»

Saïd sourit. «Bonjour! Ça va bien?»

Saïd était coiffeur à Hassaké, ville du nord-est de la Syrie. II est aujourd'hui coiffeur à Sherbrooke. Dans sa région, des villages chrétiens ont été attaqués par le groupe État islamique l'hiver dernier. De nombreux lieux de culte ont été détruits.

La famille de Saïd, originaire de Mardin, s'est réfugiée en Syrie après le génocide de 1915. Un siècle plus tard, Saïd a dû fuir l'horreur à son tour. Il est arrivé à Sherbrooke il y a un an. «Écoutez comme il parle bien français!», se réjouit M. Haddad.

Ce sera son deuxième Noël ici. Dans son regard, une reconnaissance infinie. «La vie est très bonne ici. L'église nous aide beaucoup.»

Recommencer sa vie à zéro n'est pas chose facile. «Ce sont des gens qui vivaient bien en Syrie avant la guerre, souligne M. Haddad. Il y a parmi eux des professionnels. Des ingénieurs, des vétérinaires, des médecins, des pharmaciens... Ils ont tout perdu pour pouvoir vivre ici parce qu'ils veulent que leurs enfants vivent dans un pays de liberté.»

Beaucoup ont longtemps espéré que la guerre civile se termine et qu'ils n'aient pas à quitter leur pays natal. S'ils se sont résolus à le faire, c'est qu'ils n'avaient plus le choix. «La guerre est difficile pour tout le monde, chrétiens comme musulmans», me dit Razouk, menuisier de 45 ans, père de deux enfants.

Il a dû ramer pour trouver du travail. Après des mois de recherche, il est heureux d'avoir enfin décroché un emploi. «Maintenant que je travaille, ça va. Je profite davantage de la beauté du pays. Je suis habitué de travailler, pas de rester assis à la maison!»

Il s'inquiète pour son frère qui est toujours en Syrie. Il espère qu'il pourra le suivre bientôt.

À ses côtés, sa fille Rebecca, 10 ans, le regarde en souriant. En quelques mois à peine, elle a fait des progrès prodigieux en français. «J'aime beaucoup la vie ici. J'aime tout!»

L'église s'est remplie pendant que nous discutions sur le parvis. Des chants religieux ont résonné dans le frimas de décembre. La première fois que M. Haddad a vu l'église de son défunt père remplie d'enfants qui chantaient, il n'a pu retenir ses larmes. «C'est tellement touchant de voir ça, dit-il, les yeux embués. De voir ces petits bouts de chou vivre dans un pays libre, c'est magnifique.»

Hier encore, son église lui semblait si vide. Et la voilà, une nuit de Noël, peuplée d'espoir.

L'église Saint-Éphrem n'a plus besoin de dons de vêtements, mais elle est toujours à la recherche de meubles, d'électroménagers et d'emplois pour les réfugiés syriens qu'elle accueille. stÉphremdonations@gmail.com