De toutes les villes du monde où j'ai pu poser les pieds, Paris est sans conteste la plus belle. Mais jamais elle ne m'a semblé aussi triste que durant les derniers jours. Jamais je n'y ai croisé autant de visages où se lit la douleur.

Malgré tout, hier matin, sous un soleil généreux après une semaine trop grise, j'ai eu l'impression que la vie ordinaire reprenait ses droits. Même si la Ville Lumière est en deuil, même si elle mettra du temps à panser ses plaies, même si c'est encore officiellement l'état d'urgence, même si on croise de plus en plus de militaires dans la rue, certains signes ne trompent pas.

Hier, à quelques pas du Bataclan, j'ai vu des enfants à trottinette, des gens qui faisaient leur marché, d'autres qui traînaient sur les terrasses de cafés. Et pour la première fois, à la télé, une banale dépêche météo au beau milieu d'un déluge d'informations anxiogènes. Quelques flocons dans le Vercors ont fait la nouvelle. Quand un flocon en montagne devient dépêche, c'est souvent signe que le pays prend du mieux.

« Pourquoi tu ne passes pas pour un dîner à la bonne franquette ? », m'a dit Juliette.

Juliette est cette journaliste du 11e dont je vous ai déjà parlé. L'été dernier, sa petite famille a passé une partie de l'été chez moi, à Montréal. La mienne a passé une partie de l'été chez elle, à Paris, dans un appartement du 11e situé à un jet de pierre des terrasses visées par les attentats. Un séjour mémorable au coeur d'un magnifique quartier aujourd'hui meurtri mais encore bien vivant.

La dernière semaine a été complètement folle, me dit Juliette. Si longue et si courte à la fois. Une semaine marquée par la fin d'une certaine insouciance. Et le début d'un long deuil.

Jusqu'à lundi dernier, sa fille Maïa, 6 ans, pensait qu'une grenade, c'était juste le fruit pour faire de la grenadine. Dans la cour d'école, elle a découvert avec stupeur que non. Il y a des grenades que l'on déguste. Il y en a d'autres qui tuent.

Adèle, sa grande soeur de 11 ans, a appris qu'un de ses camarades, qui rentrait du resto avec ses parents, la nuit des attentats, a dû se cacher dans une poubelle pour échapper à des balles perdues. Elle a noté le truc. « Pour une éventuelle prochaine fois », a-t-elle dit à sa mère.

Leur cousin qui, pour aller à l'école, passait tous les jours seul devant Le Carillon - un des bars attaqués - n'ose plus y aller sans tenir fermement la main de sa mère.

« Le problème, c'est qu'après les attentats de Charlie Hebdo, le 7 janvier, on a dit aux enfants que ça n'arriverait plus », dit Juliette.

Hugo, son amoureux, qui travaille chez Sony, a plusieurs collègues qui ont été témoins de l'horreur au Bataclan. Des gens qui ont vu des choses que personne ne devrait voir. Lundi dernier, ils sont venus travailler, comme des automates. Puis, ils ont disparu. « On a fait une minute de silence. Ç'a duré dix minutes... Les gens pleuraient. »

À chaque jour, son émotion, me dit Juliette. « Sidération, tristesse intense, fou rire nerveux, colère, peur, incompréhension et besoin de recueillement se sont succédé. »

Les premiers jours, ils ne pensaient qu'à ça. Ils discutaient sans cesse de cet étrange état de guerre dans lequel ils avaient basculé. « La guerre ressemble à la vie normale. Sauf qu'on peut se prendre une bombe à tout moment », leur a dit le plombier, qui a déjà travaillé dans l'humanitaire.

Il ne faut pas croire tout ce que l'on raconte. Ce n'est pas comme dans les films ou les jeux vidéo.

Vendredi soir, alors que j'étais au rassemblement devant le Bataclan pour rendre hommage aux 130 victimes des attentats, Juliette et Hugo étaient invités à une soirée beaujolais organisée par leur voisin Pierre. Un homme de 80 ans qui a déjà fait la guerre.

La soirée qui réunissait une quinzaine de voisins, jeunes et vieux, était à la fois festive et empreinte de tristesse. Dans le coeur des résidants du 10e et du 11e, pour qui les 130 morts ont souvent un nom et un visage connus, les plaies sont particulièrement vives. La soirée a agi comme un baume.

Mus par un besoin viscéral de se retrouver entre voisins, les convives, dont certains se rencontraient pour la première fois, ont bu, ri, parlé. À 21 h 20, heure à laquelle Paris a sombré dans l'effroi le vendredi précédent, Pierre a allumé une bougie, sur la table basse du salon. Il a dit quelques mots, très sobres. Puis, il a annoncé qu'une amie d'enfance avait perdu sa petite-fille, la nuit du vendredi 13. Elle était au Bataclan. « Elle a été tuée d'une balle dans le dos. Nous espérons seulement qu'elle n'a pas eu à faire face à l'horreur et qu'elle a été tuée sur le coup, sans souffrir. »

Autour de la petite flamme, le silence s'est fait pesant. « Les bouches se sont tordues, les yeux se sont fermés. Seule la pudeur nous a empêchés de nous tenir tous la main. » On n'entendait que le tic-tac d'une horloge d'époque. Un silence inhabituel pour un vendredi soir dans cette rue Saint-Maur d'ordinaire si animée.

Et puis, à 21 h 21, les rires et le brouhaha de la fête ont repris. Les verres se sont remplis. « On a retrinqué. Je ne sais pas ce qui nous a pris, mais cette belle équipée a lancé ce que j'appellerai une fête "mobile" : en groupe, nous avons ouvert les uns après les autres les portes de nos appartements », raconte Juliette. « Ici, pour admirer les aménagements d'un voisin architecte. Là, pour admirer la vue... » Un verre à la main, pendant que les enfants passaient d'un appartement à l'autre.

C'était comme une soirée exutoire après une semaine trop horrible. Au bout de la nuit, ils sont montés chez un voisin du 9e étage. Du balcon, la vue y est à couper le souffle. D'un seul coup d'oeil, on peut embrasser tout Paris.

Juliette a aperçu la tour Eiffel habillée de bleu-blanc-rouge. Elle s'est rendu compte à quel point son coeur battait plus encore aujourd'hui. Pour Paris et pour les Parisiens.