«Les garçons, ce soir, on va au théâtre.»

Ils ont trouvé mon invitation un peu suspecte. Un lundi soir au théâtre... Il devait y avoir anguille sous roche. Un truc éducatif. De ces pièges comme en tendent parfois les parents.

«C'est quoi, la pièce?», a demandé mon plus vieux, l'air méfiant.

«Ça s'appelle Je veux jouer! L'histoire d'un roi qui décide d'interdire le jeu dans son royaume. Jusqu'à ce qu'un enfant décide de se révolter. C'est une fable sur la guerre en Syrie...»

Entre le théâtre et les devoirs, ils n'ont pas hésité longtemps. Nous nous sommes retrouvés au Quat'sous en famille. Il n'y avait pas de piège, si ce n'est que nous étions là pour une bonne cause. Celle d'enfants réfugiés syriens, privés d'école, privés de jeu, privés d'enfance. Des enfants à qui l'organisme Un rêve syrien, fondé en Turquie par une Syro-Québécoise et soutenu par le mouvement «Je veux jouer», redonne espoir. L'oeuvre inspirante d'une filière de jeunes Québécois «soupçonnés d'avoir rejoint des cellules humanistes en Syrie et dans les pays voisins», lisait-on sur la page Facebook du mouvement.

Sur scène, la cinéaste Anaïs Barbeau-Lavalette a présenté le projet, fruit d'un atelier de thérapie théâtrale mené par le metteur en scène Chadi Alhelou avec des enfants de la diaspora syrienne à Montréal. Elle a évoqué avec émotion l'expérience qu'elle a vécue dans un camp de réfugiés en Cisjordanie. Elle y animait des ateliers de théâtre pour enfants. Un jour, un char israélien est passé. Les enfants se sont mis à courir. Un enfant a été heurté. Écrasé sous les roues du char, qui ne s'est jamais arrêté. Il s'appelait Mohamed. Il voulait jouer. Il est mort.

«C'est vrai, ça?», a demandé, incrédule, mon fils de 9 ans, comme s'il espérait que l'histoire fasse partie de la fable que je lui promettais.

La suite des choses était plus ludique. En apparence, du moins. «Méfiez-vous de l'apparente naïveté du spectacle», avait averti l'acteur et dramaturge Stéphane Brulotte, rappelant que, selon les récits que l'on en a, la révolution syrienne a commencé en 2011 avec des slogans d'enfants sur les murs d'une école.

«Moi, j'aurais fait comme Ali», a dit mon plus vieux en faisant référence à l'enfant qui, dans la fable, ose écrire «Je veux jouer!» sur le mur du royaume et déclenche toute une révolution.

Son petit frère a tenu à mettre son propos en contexte. «Tu aurais fait pareil si tu étais dans ce monde-là.» Il a insisté sur le «si». «Parce que toi, tu peux déjà jouer...»

Je les écoutais parler de ce «monde-là» avec tout le luxe que procure l'innocence d'une enfance paisible. Ils en parlaient comme si c'était un de ces mondes imaginaires dans le jeu Minecraft. Un monde que l'on peut choisir d'un simple clic. Vous préférez un monde par défaut, un peu ordinaire? Un monde plat où l'on peut tout réinventer à l'infini? Un monde où l'on ne fait jamais de devoirs?

Je les écoutais, enfants choyés d'un monde où l'on peut aller au théâtre le lundi soir et où la guerre n'est que monde imaginaire. J'ai repensé aux enfants syriens du même âge que j'ai vu mendier dans les rues d'Istanbul l'automne dernier, victimes d'une guerre cruelle qui ne leur a donné aucun choix.

On ne choisit jamais le monde dans lequel on naît. Mais on peut choisir celui dans lequel on espère vivre. C'est ce qu'a décidé de faire Andréa Zarif, Montréalaise d'origine syrienne de 28 ans, en fondant le projet Un rêve syrien, auquel est associée la campagne «Je veux jouer».

Andréa a étudié en psychologie et en danse-thérapie. Pourquoi ce projet? Parce qu'il y a beaucoup trop de Syriens qui n'ont absolument rien à quoi s'accrocher, me dit-elle. Ils sont juste là et ils attendent. Ils attendent la paix. Ils attendent l'espoir. Et Andréa ne pouvait plus supporter d'attendre elle aussi sans rien faire. «Ce sont des gens de mon pays. Un pays que j'ai quitté dégoûtée et que j'adore quand même.»

Au départ, elle voulait travailler directement en Syrie. Mais avec l'avancée du groupe djihadiste État islamique, c'était trop risqué. Son projet a donc vu le jour à Antioche, en Turquie, près de la frontière syrienne, où sont établis de nombreux réfugiés. Depuis janvier 2014, le «rêve syrien» d'Andréa a pris la forme d'un centre psychosocial d'éducation qui offre à des enfants réfugiés et à leurs familles un havre pour réapprendre à vivre, à créer, à jouer...

«Je tiens à appeler ça un rêve», me dit Andréa. Un rêve qui repose sur trois piliers: le respect, l'amour et l'espoir. Ça peut paraître fleur bleue, ajoute-t-elle. Mais ce ne l'est pas. «Offrir ces trois choses à ces enfants peut tout changer dans leur vie.»

Les enfants accueillis au centre ont vu leur enfance confisquée par la guerre. Certains doivent travailler de longues heures, parfois six jours sur sept. Ils ont vécu des traumatismes. La plupart ne vont pas à l'école. Ils entendent leurs parents parler de la guerre, de la haine, de la peur...

Quel espoir pour ces enfants de la guerre? «L'espoir que je vois, ça paraît bête, mais c'est de créer des gens heureux, me dit Andréa. Des gens qui peuvent être heureux n'importe où, qui arrivent à s'adapter quelle que soit la situation.»

L'espoir d'un bonheur possible dans un monde impossible. Bête? Je dirais plutôt «beau».