Quand sont survenus les attentats de Charlie Hebdo, j'ai eu une pensée pour le journaliste turco-arménien Hrant Dink, abattu à Istanbul devant son journal, il y a huit ans. Assassiné lui aussi pour avoir exercé son droit à la liberté d'expression.

C'était le 19 janvier 2007. Huit ans plus tard, même si elle prétend « être Charlie », la Turquie laisse toujours courir les véritables responsables de la mort de Hrant Dink, constatent avec amertume ceux qui demandent justice au nom du journaliste assassiné.

« Il y a beaucoup de ressemblances entre les assassinats de Charlie Hebdo et celui de Hrant Dink », me dit Fethiye Çetin, qui fut l'avocate du journaliste assassiné. Dans les deux cas, on s'est attaqué à la liberté d'expression. Dans les deux cas, la suite des choses a montré qu'on ne pouvait pas tuer des idées en tuant ceux qui les expriment.

« Quand Hrant Dink a été assassiné, des milliers de Turcs sont descendus dans la rue en disant "Nous sommes Hrant", exactement comme les gens qui disent aujourd'hui "Je suis Charlie". »

- Fethiye Çetin, avocate du journaliste assassiné Hrant Dink

Militante des droits de la personne, Fethiye Çetin était de passage à Montréal, vendredi, pour y prononcer une conférence, à l'invitation de l'association arménienne Bolsahay. Elle est une figure bien connue en Turquie depuis la publication, en 2004, du Livre de ma grand-mère (éditions Parenthèses) - un récit poignant, dont je vous reparlerai -, où elle raconte comment elle a découvert à l'âge adulte que sa grand-mère n'était pas turque et musulmane comme elle l'avait toujours cru, mais arménienne, adoptée par une famille turque durant le génocide de 1915.

Fethiye Çetin est aussi connue pour le dur combat qu'elle mène depuis l'assassinat de Hrant Dink. En Turquie, Hrant Dink est le symbole d'une certaine force de résistance. Son assassinat a eu l'effet d'un électrochoc dans la société civile. Fondateur de l'hebdomadaire bilingue Agos, il fut le premier à publier en langue turque des articles consacrés au génocide de 1915 et aux problèmes des Arméniens en Turquie. Il a osé défier l'amnésie imposée à ce sujet par l'État. Pour cela, il a été harcelé par la justice, qui l'accusait d'avoir « insulté l'identité turque ».

Aux yeux de Fethiye Çetin, il est clair que l'assassinat de Hrant Dink est un « assassinat d'État ». « Ils ont assassiné Hrant Dink parce qu'il se tenait là où l'État avait tracé les lignes rouges, les tabous craints. » Il était devenu la seule cible visible de la haine historique contre les Arméniens en Turquie. La source de l'injustice dont il a été victime se trouve dans le génocide arménien, toujours nié par la Turquie, même en cette année où on en commémore le centenaire.

Avant l'assassinat de Hrant Dink, très peu de gens en Turquie osaient parler de la mémoire niée du génocide. « En tuant Hrant, ils ont voulu faire taire tous ceux qui oseraient parler. Mais aujourd'hui, il y a plusieurs Hrant. Et ils parlent ! »

L'état de la liberté d'expression en Turquie est marqué à la fois par des mouvements d'ouverture et par des mouvements de repli, constate Fethiye Çetin.

« Si on remonte 10 ans en arrière, on constate une grande ouverture quant aux questions taboues, que ce soit le génocide arménien ou la question kurde. Il y a 10 ans, il était vraiment très difficile d'aborder ces sujets. De l'autre côté, il y a quand même de la censure. Aussitôt que vous touchez au président de la Turquie, par exemple, c'est plus difficile. Il y a des pressions. »

Les pressions, Fethiye Çetin connaît. Elle n'est pas du genre à se laisser intimider. Comme beaucoup d'intellectuels turcs, elle a été arrêtée par la junte militaire après le coup d'État de 1980. Elle a passé trois ans en prison. Aujourd'hui, elle continue de se battre pour que toute la lumière soit faite sur l'assassinat de Hrant Dink, dont elle est une témoin clé. Elle était aux côtés du journaliste durant les procédures judiciaires qui ont constitué, selon elle, la phase préparatoire du meurtre. « Tous les policiers, les services secrets, les gendarmes étaient au courant de l'assassinat. Au lieu d'essayer d'arrêter le crime, ils ont facilité son exécution. Ils n'ont fait aucune démarche pour trouver les vrais coupables. »

Déterminée à faire éclater la vérité dans cette affaire, l'avocate a multiplié les pressions et s'est adressée à la Cour suprême. L'arrestation cette semaine de deux policiers pour « négligence » et « abus de pouvoir » dans l'affaire du meurtre de Hrant Dink montre que cela finit par donner des résultats, du moins en surface. Les menaces contre le journaliste étaient bien connues. Les policiers auraient omis de le protéger. Leur arrestation donnera-t-elle un souffle nouveau à l'enquête ? Ou s'agit-il d'une manoeuvre pour trouver des boucs émissaires sans inquiéter les véritables commanditaires de l'assassinat ? Cela reste à voir.

Refusant d'abandonner la cause, l'avocate est la cible de menaces constantes. Des extrémistes veulent la faire taire à tout jamais. L'État lui a offert une protection policière.

Quoi qu'il en soit, elle entend poursuivre son combat avec courage. « Si je dois mourir pour la cause, je suis prête », dit-elle.

« Ma promesse est une promesse à Hrant que je vais continuer à chercher la vérité et la justice, de mon mieux et jusqu'à la fin de ma vie. »