C'était la troisième fois, lundi, que j'allais voir sur scène l'homme de théâtre Mani Soleymanlou. Et chaque fois, cette étrange impression que Mani, c'est moi; que son questionnement sur l'étranger dans ce Québec en quête d'identité est aussi le mien.

Il est né à Téhéran. Je suis née à Montréal. Il est immigrant malgré lui. Je suis fille d'immigrants malgré moi. Il doit souvent expliquer que non, un Iranien n'est pas un Arabe. Je dois souvent expliquer que non, un Arabe n'est pas nécessairement un musulman.

Quand, arrivé au Québec, on a demandé à Mani de raconter sur scène l'Iran - ce qu'il fait dans la pièce Un -, le voilà hanté par le syndrome de l'imposteur. Raconter quoi, au juste? Il a vécu à Téhéran jusqu'à l'âge de 2 ans avant de s'exiler successivement à Paris, Toronto, Ottawa, puis à Montréal. En tentant de raconter l'Iran, il a dû accepter qu'il n'était pas iranien. Il ne peut même pas écrire ou lire la langue de son pays natal. Comment raconter un pays qu'on ne lit même pas?

Ce syndrome de l'imposteur est aussi le mien quand on me demande mon opinion sur la Syrie, pays de naissance de ma mère, ou sur le Liban, pays d'origine de mon grand-père paternel. Je ne sais ni lire ni écrire l'arabe. Je ne suis jamais allée au Liban. J'ai passé trois semaines en Syrie, il y a 20 ans. Je m'y suis sentie comme une étrangère. Quand on me dit «vous, dans votre pays», je ne sais pas vraiment de quel pays on parle. Non, je ne suis pas syrienne. Non, je ne suis pas libanaise. Pour essayer de comprendre ces pays qui ne sont pas les miens, je fais comme Mani avec l'Iran. Je vais sur l'internet.

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Dans Un, la première pièce de sa percutante trilogie (Un, Deux et Trois) présentée au Festival Transamériques cette semaine, Mani raconte comment son identité s'est construite et déconstruite dans le regard de l'Autre au fil de ses déménagements. «À Paris, j'étais un Iranien. À Toronto, j'étais pendant quelque temps un Français-Iranien, puis Canadien that quickly became Canadian. À Ottawa, j'étais un Torontois-Français-Iranien. À Montréal, je suis un Torontois-Iranien-Arabe-Montréalais qui a vécu à Ottawa et en France. Et aujourd'hui, on me dit: «Hé, mon gars, t'es québécois!» »

Vraiment? se demande-t-il. «Je ne le sais plus...»

Ce n'est pas qu'il ne veuille pas être québécois. Mais est-ce aussi simple?

Voterait-il Oui à un prochain référendum? «Ça dépend», dit-il dans Deux.

C'est peut-être Montréal qui devrait se séparer du Québec, laisse-t-il tomber devant son ami Emmanuel Schwartz, Montréalais d'origine juive et canadienne-française, qui joue brillamment son double dans la pièce Deux. «Être montréalais suffit en soi, dit Emmanuel. Comme si c'était une nationalité.»

Dans une société en quête d'identité, l'impossibilité de s'inscrire dans la case que l'on nous a assignée dérange. Chacun est sommé de choisir son camp. Le camp du «Nous» ou le camp des «Autres». T'es d'où? T'es quoi? T'es ceci ou cela? D'ici ou d'ailleurs? Le flottement identitaire de celui qui est un peu ceci et un peu cela, celui qui n'a aucune chaise sur laquelle s'asseoir, indispose. Peut-être parce qu'il met aussi en lumière, par un jeu de miroirs, toute l'ambiguïté de l'identité québécoise.

Présenté pour la première fois en 2012, le monologue Un a provoqué des réactions d'une étonnante intensité. Bien des gens aux parcours très différents s'y sont reconnus. Bien des gens ont dit: «Mani, c'est moi!» Certains ont voulu l'ériger en porte-voix de toute une communauté - un rôle dont il ne veut pas. D'autres l'ont engueulé. Comme cette femme d'origine estonienne qui lui a dit avec colère qu'il n'avait pas le droit de dire qu'elle n'était pas estonienne - il n'avait jamais dit ça, mais bon...

De toute évidence, Mani Soleymanlou a mis le doigt dans une plaie béante. Et ne comptez pas sur lui pour la refermer. Dans Trois, où une quarantaine de comédiens d'origines différentes prennent la parole, il n'y a pas de happy ending, pas d'unanimité. Chacun cherche. Personne ne s'entend sur ce qu'il faut chercher. Et on comprend que nous sommes finalement tous «seuls ensemble» dans cette quête identitaire.

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On a voulu faire de Mani Soleymanlou un symbole. Chacun a tiré sa parole de son côté, jusqu'à l'en déposséder. On a voulu qu'il devienne l'homme qui ferait de l'immigrant un personnage de théâtre fier et digne. On l'a même félicité pour Incendies et Littoral! Wajdi, Mani, peu importe... Dans l'imaginaire populaire, l'Autre ne fait souvent qu'un.

La force de Mani Soleymanlou, c'est de mettre des mots sur le vide et la confusion identitaires. Sur cet entre-deux défendu.

Il ne le fait pas sur le ton de la complainte. Il ne le fait pas sur le ton de la revendication ni sur celui de la classique nostalgie du pays natal. Il ne veut pas parler au nom de tous les immigrants. Il n'a pas de conseils à prodiguer. Il ne fait que parler du vide avec un talent fou. Un état de vide qui n'est pas un manque, répète-t-il. Un état de vide qui permet la réflexion et refuse les réponses toutes faites.