Un garçon de 10 ans, peut-être 11, dans une cour d'école, un midi. Petit gars frêle, un peu en retrait. Arrivent deux vauriens du secondaire. Juste à leur regard, l'enfant sait. Il les a repérés. Il se sait repéré. À leurs yeux, il sait qu'il est «le fif», «la tapette». Celui qui ne participe pas aux jeux sportifs. Celui qui se tient avec des filles. Celui qu'on peut tabasser sans que personne ne dise rien.

J'ai rencontré cet enfant. Il a presque 50 ans. Il s'appelle Régis. Quand il a vu ce gars crucifié et exécuté dans le clip College Boy de Xavier Dolan, il n'y a vu ni provocation ni exagération. Il s'est vu, lui. Lui qu'on a exécuté tellement de fois, lui qu'on exécute encore aujourd'hui. Il s'est vu dans la cour d'école, ce midi à Matane, où deux vauriens ont décidé de passer du regard à l'acte. Le jour où la peur, la vraie, lui a noué l'estomac pour toujours.

Il a tenté de fuir. Ils l'ont rattrapé. Ils l'ont tabassé, humilié. Claques. Coups de poing. Coups de pied. Des injures comme des coups de couteau. «Tapette!» Des étoiles dans la tête. Des cris et des pleurs devant des spectateurs complices. Dans la cour d'école, pas de surveillants à l'époque. C'est la «reject» de l'école qui l'a délivré. Fille masculine dont tout le monde avait peur. Elle s'est mise à hurler. Elle a sauté sur les deux gars. Elle les a roués de coups de pied.

Régis a quitté la cour d'école en pleurant. Il a couru jusqu'à la maison. Le corps en douleur. Le coeur en miettes. Sa mère a immédiatement appelé la directrice. Les deux grands n'étaient plus dans la cour d'école. La direction a estimé qu'elle ne pouvait rien pour Régis. C'est juste des chicanes d'enfants, non? C'était son problème, surtout pas le leur.

On l'a fait revenir à l'école comme si de rien n'était. C'était comme si on annonçait à toute l'école qu'il était tout à fait correct de tabasser le petit gars frêle, celui qu'on traitait de «tapette», celui qu'on choisissait en dernier dans les équipes de sport.

«Si vous saviez à quel point j'ai eu peur... la peur des autres, la peur d'être démasqué, la peur de réaliser que je suis peut-être vraiment "tapette".» Cette peur ne l'a plus jamais quitté.

Victime d'intimidation? Régis n'aime pas ce mot. Il a le sentiment que ça banalise ce qu'il a vécu et qui le hante encore. Il serait plus juste de parler d'agressions. Pour se protéger, il s'est isolé. Il s'est mis à éviter toutes les situations où il aurait pu être une proie. Se tenir le moins possible avec des filles. Éviter les sports d'équipe. Éviter le vestiaire des gars. Se réfugier dans la lecture, les études. Il réussissait, tout en s'arrangeant le plus possible pour ne pas réussir trop bien. Surtout ne pas attirer l'attention. Mieux valait se faire invisible, indétectable. Traverser le secondaire sans être vu.

Quarante ans plus tard, Régis a réussi dans la vie. Grand homme d'une gentillesse exquise, les tempes grises, le regard sensible. Il a un amoureux, deux chats, un chien. Il a deux diplômes, un travail, un condo, un chalet. Il a aussi depuis peu un diagnostic de sclérose en plaques qui le fait terriblement souffrir. Mais ce n'est pas de cette souffrance qu'il voulait parler quand il m'a écrit la rage au ventre, les doigts crispés. Il venait de lire ma chronique sur le scandale imaginaire créé autour du vidéoclip de Dolan. Un faux scandale, disais-je, qui en a révélé un autre bien réel. Le sien et celui de tant de jeunes hommes frêles.

Si la présidente du Conseil supérieur de l'audiovisuel en France, celle-là même qui a appelé à la censure du clip, pouvait savoir, m'a écrit Régis. Si MusiquePlus pouvait savoir... Ce clip n'a rien d'un clip bêtement violent. C'est la vie d'une bonne partie de sa clientèle cible. La vie de jeunes hommes frêles qui se font traiter de «tapette».

Régis n'a jamais parlé de «ça» à son entourage. Il ne parle jamais de son adolescence. Il n'a pas eu d'adolescence. Il a le sentiment d'y avoir été exécuté. Ce n'est que récemment qu'il s'est confié à un ami pour la première fois. Pourquoi toutes ces années de silence? Peut-être à cause de la honte qu'ont réussi à lui injecter ses agresseurs. Le dire, c'était comme admettre qu'il s'était laissé définir par ces vauriens, qu'il s'était senti faible comme ils le voulaient.

Il m'a écrit pour dire que ce jeune homme qui se fait crucifier dans le clip College Boy, c'est lui. Il m'a écrit pour dire que ces appels fourbes à la censure lui donnent envie de hurler, lui qui s'est censuré trop longtemps. Pour une fois qu'on a une occasion d'éveiller des consciences, de dénoncer la violence... Il faudrait étouffer ça?

Sa lettre, douloureuse de vérité, m'a bouleversée. Comme un long hurlement après 40 ans de silence. «Accepteriez-vous d'aller prendre un café, Régis?»

Il a dit oui, avant même d'en parler à son conjoint, qui ignorait encore tout de cette histoire. Quelque chose venait de s'éveiller en lui. Il ne voulait plus se taire. Trop de jeunes hommes vivent exactement ce qu'il a vécu. «Des petits gars qu'on exécute tout le temps, sans raison, pour le fun, pour le kick.» Personne ne veut le voir, ou si peu. Pourquoi?

On parle beaucoup d'intimidation à l'école depuis quelque temps. Mais on parle trop peu de l'éléphant dans la cour, dit-il. On parle trop peu d'homophobie. On parle trop peu d'homosexualité, comme si on craignait encore bêtement que ça s'attrape. Ce n'est pas l'homosexualité qui est anormale ou dangereuse. C'est l'ignorance et les préjugés qui font qu'on tolère encore que des gars se fassent tabasser et traiter de «fifs».

Malgré les campagnes de sensibilisation, malgré les discours qui donnent bonne conscience, même si c'est mieux ici qu'ailleurs, on sait que trop de jeunes souffrent encore. C'est même parfois pire avec les médias sociaux. La cour d'école est plus grande que jamais.

«Il y a plein de petits gars qui meurent encore chaque jour dans les cours d'école», dit Régis. Certains meurent de l'intérieur sans rien dire. D'autres mettent fin à leurs jours. Dans un cas comme dans l'autre, il arrive que l'homophobie qu'on tolère tue. Il est là, le vrai scandale.

Gai Écoute

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