Avouez que ce serait plus rassurant si le suspect était un monstre, un vrai. Pas un jeune homme ordinaire aux cheveux bouclés, l'air à peine sorti de l'enfance, qui porte sa casquette à l'envers. Pas un gars qu'un voisin décrit comme un jeune «très photogénique», ayant un «coeur d'or». Pas un élève modèle, qui a obtenu une bourse pour faire des études supérieures. Surtout pas un fils que son père décrit comme un «ange».

On veut voir des monstres, car ce qui s'est passé au marathon de Boston est monstrueux. Qui d'autre qu'un monstre peut ainsi tuer et démembrer des innocents? se dit-on. Qui d'autre qu'un monstre peut commettre de tels attentats meurtriers?

On veut voir des monstres, mais voilà qu'on nous montre deux suspects ordinaires. Deux frères d'origine tchétchène qui, à première vue, ressemblent à des millions d'autres jeunes qui débarquent aux États-Unis en quête d'un avenir meilleur.

Le grand frère, abattu par la police, était un boxeur qui rêvait des Jeux olympiques. On dit qu'il aimait les vidéos de rap russe et qu'il trouvait drôle le film Borat. On dit qu'il a grandi dans une famille aimante et qu'il avait du mal à s'intégrer aux États-Unis.

Le petit frère de 19 ans, pourchassé par 9000 hommes hier, est un étudiant à l'université que l'on décrit comme un gars intelligent, sympathique et ordinaire. Un camarade d'école dit qu'il n'avait «jamais montré aucun signe de méchanceté». Rien qui permette d'imaginer qu'il puisse être capable d'actes aussi horrifiants. Rien qui permette d'imaginer qu'il ait pu, à lui seul, tenir les États-Unis en otage, dans un tel climat de peur.

Mais on veut que la chasse à l'homme soit une chasse aux monstres. On souligne donc à grands traits que les suspects sont musulmans, comme si c'était en soi une explication. Qu'importe si les données du FBI montrent qu'il y a aux États-Unis plus de complots terroristes impliquant des non-musulmans que des musulmans. Qu'importe si, de façon générale, le terrorisme est en déclin et que l'Américain moyen a beaucoup plus de risques de mourir au volant de sa voiture que dans un acte terroriste. Le vent xénophobe se lève. S'était-il seulement couché? Terrez-vous. On a trouvé le «monstre». Rassurez-vous, il n'est pas des nôtres. C'est un étranger. Les cracheurs de haine s'en réjouissent. «Ces gens-là... On vous l'avait bien dit. C'est dans leur ADN...»

On veut donc voir des monstres, étrangers de préférence, avec un sourire maléfique et des dents pointues. Le fait est que la frontière entre les gens ordinaires et les pires criminels est souvent aussi mince que troublante.

En regardant la photo de ce suspect de 19 ans aux cheveux bouclés devenu le «monstre» qui fait frémir l'Amérique, je n'ai pu m'empêcher de penser à une autre photo qui se trouve sur la couverture du livre Des hommes ordinaires, de Christopher Browning (Tallandier, coll. «Texto», 2007). La photo a été prise à la fête de Noël d'un bataillon de réserve de la police allemande, en 1940. On y voit une douzaine de policiers, un verre à la main, tout sourire devant l'appareil photo. Ils sont jeunes. Ils sont beaux. Ils ont l'air sympathique.

Il y a dans cette photo «quelque chose d'insupportable», écrit Pierre Bayard dans son fascinant essai Aurais-je été résistant ou bourreau? (Les éditions de minuit, 2013). Car rien dans le visage de ces jeunes hommes ne permet de deviner qu'un an et demi plus tard, dans le village de Jozefow, en Pologne, ils allaient devenir des meurtriers de masse.

Comment ont-ils pu en arriver là? Qu'est-ce qui peut pousser quelqu'un d'ordinaire, d'apparence exemplaire, à se transformer en tueur? Pierre Bayard parle de toutes ces bifurcations imprévues qui marquent le destin de gens ordinaires. Il parle de la personnalité «potentielle», c'est-à-dire une partie de la personnalité qui ne surgit que dans des circonstances exceptionnelles. Il parle de conformisme de groupe, aussi.

Il n'y a évidemment pas d'explication simple ou unique qui soit valable dans tous les contextes. Et on en sait encore trop peu sur les motivations des auteurs présumés des attentats du marathon de Boston pour en faire l'autopsie. Chose certaine, que l'on soit un policier allemand des années 40 ou un suspect d'origine tchétchène en 2013, il n'y a pas d'ADN de la monstruosité. Les gens qui commettent des monstruosités sont rarement des monstres, malheureusement. En faisant la chasse aux monstres, n'est-ce pas cette idée même, plus terrifiante encore, que l'on tente de chasser?