Au moment où La Presse lance son édition numérique, j'ai une pensée pour mon grand-père Naïm. Il y a près d'un siècle, du fin fond de la Syrie où il habitait, il était abonné à La Presse. Il recevait ses journaux par liasses, dans de grands paquets bruns ficelés, envoyés par bateau.

«En bateau?», a lancé mon fils de 6 ans, catastrophé.

«Quoi? Il recevait le journal par bateau tous les matins à la bonne heure? a demandé son grand frère, l'air sceptique.

- Non, il recevait plusieurs numéros en même temps, avec des mois de retard. Il devait aller les chercher au bureau de poste. Il les lisait et les conservait dans sa bibliothèque comme des manuscrits précieux.

- Mais ça sert à rien! a protesté le grand frère, presque indigné. Tu t'imagines connaître le score d'un match du Canadien un mois plus tard?»

Le petit frère a eu un regard empreint de pitié pour ce pauvre arrière-grand-père qui obtenait ses résultats de hockey par bateau. L'air songeur, il a ajouté: «Ton grand-père, il n'avait pas d'écran, hein? Mais est-ce qu'il avait une fenêtre?»

Né en 1900, mon grand-père maternel était un survivant du génocide arménien. Il avait 14 ans quand son père et son grand frère ont été tués. Réfugié à Alep, en Syrie, il a été forcé d'abandonner l'école très tôt pour faire vivre sa famille. Sa fenêtre, c'était la lecture.

Autodidacte et francophile, Naïm avait appris le français à l'aide d'un dictionnaire et d'un vieil Assimil. Assistant, puis chef de gare dans le nord de la Syrie, il lisait avec avidité les journaux que les passagers de l'Orient-Express laissaient derrière eux. Dans les années 30, il fut lui-même correspondant à Alep de l'agence Havas, ancêtre de l'Agence France-Presse.

Mon grand-père est mort avant ma naissance. Je ne sais pas ce qui l'a incité à s'abonner à La Presse dans les années 20, un journal imprimé à des milliers de kilomètres de son univers. Je ne sais pas si la lecture de La Presse a nourri son rêve d'immigrer à Montréal ou si c'est d'abord le rêve qui a nourri sa curiosité. Ce que je sais, c'est qu'après sa mort, en 1970, on a retrouvé dans ses archives une lettre jaunie par le temps, pliée en six, portant l'entête de La Presse. Datée du 22 mars 1921, la lettre envoyée à Alep l'informe du prix de l'abonnement outremer. Elle est signée de la main d'Eugène Berthiaume, à l'époque directeur du journal. Sous la signature, on voit une gravure de l'édifice de la rue Saint-Jacques de La Presse. Cela me fait toujours bizarre de penser aux zigzags de la vie qui ont fait en sorte que moi, petite-fille de ce drôle d'abonné d'outremer ayant appris le français dans le dictionnaire, je franchis depuis 15 ans les portes de ce même édifice.

Du fin fond de son bled syrien, aujourd'hui encore meurtri par un conflit cruel, je me dis que c'est d'abord en lisant La Presse que mon grand-père a connu ce pays paisible dont il rêvait. Lorsqu'il a finalement atterri à Montréal à l'automne 1967 avec femme et enfants, il a trouvé la paix qu'il avait tant espérée. Il a aussi trouvé une boîte à journaux au coin de sa rue. On raconte que la première fois qu'il y a mis quelques sous pour en extirper une Presse fraîche du matin, il en avait presque les larmes aux yeux.

Comme s'il avait traversé l'océan exprès pour aller cueillir son journal.

Des Petits Poucets à la «Petite Poucette»

Aujourd'hui, en regardant mes enfants, Petits Poucets bien de leur temps, faire glisser de façon intuitive leurs doigts sur la tablette numérique, je constate qu'entre eux et leur arrière-grand-père, il y a beaucoup plus qu'un siècle. Il y a une révolution. Le philosophe Michel Serres (à qui l'on doit l'expression «Petite Poucette» pour désigner cette génération mutante qui envoie des textos avec le pouce) en parle comme d'une période «d'immense basculement, comparable à la fin de l'Empire romain ou de la Renaissance». Après le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé, nous passons de l'imprimé aux nouvelles technologies.

Bref, ce n'est pas vrai que plus ça change, plus c'est pareil.

Les cerveaux de nos enfants ne sont plus les mêmes. La façon de lire et d'appréhender le monde n'est plus la même. Notre rapport à l'espace n'est plus le même. Notre rapport au temps n'est plus le même. Voyez le journal Le Monde qui a annoncé récemment que le quotidien serait désormais divisé en trois «temporalités» avec leurs patrons respectifs. Un chef «prendra la tête du temps réel et du temps 24 h», lit-on sur le site. Un autre devra gérer le «temps plus long».

Et dire qu'il fut un temps où il n'y avait qu'un seul temps, toujours long. Le temps de mon grand-père qui recevait ses nouvelles du bout du monde par bateau, avec des mois de retard. Des nouvelles figées, couchées sur papier à une époque où les heures s'égrenaient tout doucement, en silence.

Nos enfants sont nés à une époque éblouissante et bruyante où le temps tourbillonne et où l'actualité de la planète se trouve au bout de nos doigts, tout de suite, maintenant. Une époque fascinante où les nouvelles et les reportages ne sont plus couchés sur papier, mais bien debout, animés, avec son, images et interaction dans les médias sociaux.

Dans tout ce tumulte, ce qui n'a pas changé, à mon sens, c'est la fenêtre. Pour mon grand-père, il y a près de 100 ans, le journal imprimé était un hublot sur la beauté et les laideurs du monde. Une fenêtre avec vue sur la paix.

Aujourd'hui, mon journal n'est pas qu'un journal. Mais c'est encore une fenêtre. Un sacré beau hublot numérique qui permet de faire glisser la vie, le monde - ainsi que les résultats du match de hockey - au bout de ses doigts.

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