Huis clos ou pas, pour ma part, ça ne change rien. Je ne veux ni voir ni savoir. J'en sais déjà trop. J'en sais déjà trop alors que, ironiquement, j'ai choisi de ne rien lire ou presque sur l'affaire Magnotta. La vidéo, ne m'en parlez pas. Les titres m'ont suffi. Quand surgit le mot «dépeceur», je n'ai aucune envie d'en savoir plus. Mais il y a un tel vacarme autour de cette histoire horrifiante qu'à moins d'être un ermite, même celui qui ne veut pas savoir sait.

Cela n'a rien à voir avec la qualité du travail des mes collègues qui étaient au palais de justice hier matin pour le début de l'enquête préliminaire. Cela a tout à voir avec mon rapport à l'horreur.

Je ne dis pas que les médias devraient s'abstenir de parler de cet effroyable fait divers. Ils font leur travail - certains mieux que d'autres, comme toujours. Libre à vous de lire ou de ne pas lire, de regarder ou de détourner le regard. Je ne dis pas non plus que l'avocat de la défense a raison de demander un huis clos et de vouloir restreindre la liberté de la presse. La justice doit être publique. C'est un principe fondamental.

Ce que je dis, c'est que même si cette histoire tragique est d'intérêt public, cela n'oblige bien sûr personne à s'intéresser à tous ses détails sordides. Un homme, qui avait la vie devant lui, est mort, de la façon la plus abjecte qui soit. Il s'appelait Lin Jun. Il rêvait de parfaire son éducation à Montréal. Je veux que justice soit rendue, en toute transparence. Mais je ne veux ni lire ni voir les entrailles de ce rêve dépecé.

Alors quoi? Fermer les yeux sur l'horreur du monde et se bercer d'illusions? Non. Mais je m'interroge sur la saine distance que nous devons garder avec l'horreur. Toute horreur, si elle est vraie, est-elle bonne à dire et à lire?

Cette question, je me la suis posée en commençant à lire, durant la relâche scolaire, le roman Anima de Wajdi Mouawad (Leméac/Actes Sud 2012). Tu parles d'une lecture de vacances...

Cela commence par une scène de meurtre dont certains détails scabreux font penser à l'affaire Magnotta. Les premières pages glacent le sang. Une forme de torture. J'en ai presque voulu à l'auteur de ne pas m'avoir avertie. Moi qui avais tenté d'ignorer le vacarme macabre de l'affaire Magnotta, voilà que je lisais bien pire. Des passages à ce point insoutenables qu'on se dit qu'il faudrait une mise en garde avant certains paragraphes. «Attention, chers lecteurs, les prochaines phrases peuvent faire très mal. Vous n'en sortirez pas indemnes.»

Si j'avais été au cinéma, j'aurais fermé les yeux. Pourtant, j'ai continué à lire. Horrifiée. Fascinée. Soufflée par le génie de Mouawad. Troublée, aussi. Comment se fait-il que je puisse lire ça, alors que je suis incapable de lire un simple article sur Magnotta?

La réponse, je l'ai trouvée dans les mots de Wajdi Mouawad lorsqu'il décrit l'artiste comme une sorte de scarabée.

Le scarabée se nourrit des excréments d'animaux plus gros que lui, explique l'auteur (*). Il y puise ce qu'il faut pour réussir à se construire une magnifique carapace. Elle sera vert jade pour le scarabée de Chine. Rouge pourpre pour le scarabée d'Afrique. Noir de jais pour le scarabée d'Europe...

«Un artiste, écrit Mouawad, est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les oeuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L'artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il oeuvre, et de cette nourriture abjecte, il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté.»

Voilà. Tout est là.

L'écrivain scarabée peut nous faire entrevoir une lumière au plus profond de l'horreur. Il n'excuse rien. Il ne nous épargne pas. Mais il tient cette main qui tremble en tournant la page. Il a tremblé et digéré l'horreur avant nous. Alors que le reporter au palais de justice, même (ou surtout?) quand il fait bien son travail, nous laisse à nous-mêmes.

Seuls avec les faits.

Seuls devant la monstruosité d'un «dépeceur présumé», comme le dit la presse française. Muets devant un père venu de Chine qui pleure son fils. Nus, vulnérables, sans carapace, devant la noirceur de ces questions sans réponse.

(*) Explications tirées du site personnel de Wajdi Mouawad