J'ai été séduite par Alep il y a 15 ans. Je m'étais promis d'y retourner avec mes enfants. Sans gilet pare-balles, si possible.

Avant d'être synonyme de terreur, Alep évoquait surtout pour moi des souvenirs de famille. C'est la ville natale de ma mère. Ce fut aussi, il y a un siècle, la ville refuge de mon grand-père, survivant du génocide arménien. Un refuge qu'il a quitté en 1967 pour s'établir à Montréal avec sa famille.

À l'époque, mon grand-père sentait bien que le printemps syrien n'était pas trop pressé. Il espérait que le temps s'accélère. Il voulait que ses enfants puissent changer de saison plus vite encore. Pour eux - et finalement pour moi, d'une certaine façon -, il a traversé l'océan.

Aujourd'hui, Alep n'est plus un refuge, mais un brasier. De violents combats y opposent les rebelles de l'Armée syrienne et les forces gouvernementales. L'exode se fait dans le sens inverse de celui que mon grand-père a connu en 1914. Des réfugiés syriens ont afflué vers la Turquie. L'Histoire avance en revenant sur ses pas. Et le printemps, le vrai, se fait toujours attendre.

Il y a cette jolie formule de politesse que les Alépins emploient pour prendre des nouvelles. Pour dire «comment vas-tu?», ils demandent: «Chlonak?», ce qui veut dire, littéralement: «De quelle couleur es-tu?»

Dans ma mémoire, Alep est couleur lumière. Une belle lumière ocre qui tombe sur ses pierres blondes. Aujourd'hui, Alep a un teint funeste. Rouge sang? Gris cendre?

Alep brûle. Mais, dans ma mémoire, sa beauté reste. En 1997, j'avais convaincu ma mère de faire un voyage en Syrie avec moi. Elle n'y avait pas mis les pieds depuis 1967. J'ai pu faire du tourisme sur le fil de sa mémoire.

J'ai été soufflée par la beauté d'Alep, l'une des plus anciennes villes du monde encore habitées. Une ville fascinante qui semblait avoir tout vu, tout vécu. Elle ne savait pas encore le bain de sang qui la guettait.

Alep m'a séduite par son art de vivre et de recevoir. Par sa poésie du quotidien, envers et contre tous. Par son souk historique, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. Ce même souk au coeur des combats, d'où ma collègue Michèle Ouimet nous a envoyé un reportage courageux et crève-coeur, avant-hier. J'y revois ces vendeurs, qui semblaient assis là depuis mille ans. Sous les magnifiques arches du marché, ils passaient d'un côté à l'autre de leurs étals à la manière de Tarzan en djellaba, en s'accrochant à une corde. Le souk millénaire a désormais des airs de fin du monde.

Le désastre est complet. Il n'y a pas que la vérité qui vole en éclats sous les bombes. Il n'y a pas que des gens qui meurent dans l'indifférence, comme si leur vie n'était plus qu'une statistique. La culture méconnue portée par ces gens fait aussi partie des blessés.

Alep sent la mort. Le souvenir auquel je m'accroche sent le savon. Ce fameux savon d'Alep, celui de ma grand-mère, au parfum d'olive et de laurier. Elle demandait à tous ceux qui voyageaient en Syrie de lui en rapporter, le préférant à celui qu'on trouve ici. Dans l'armoire de sa salle de bains, enfouis dans plusieurs sacs, elle gardait précieusement, comme s'il s'agissait de pépites d'or, ces gros blocs vert olive à l'allure rustre.

Tous ces souvenirs sont aujourd'hui éparpillés sous des cendres. Dans les ruines, à côté des cadavres, ils ont l'air indécents. Les nouvelles qui nous arrivent au compte-gouttes de gens qui sont là-bas sont terrifiantes. Ils sont terrorisés. Ils savent que chaque jour est peut-être le dernier.