«C'est vraiment le coup de matraque qui a tout déclenché.»

L'homme qui me parle de sa voix enrouée s'appelle Olivier Roy. Il a 31 ans. Des lunettes de ski posées sur sa table. Il est visiblement épuisé. Visiblement indigné.

Le jour, Olivier Roy est professeur de philosophie au Cégep de Terrebonne. Le soir, depuis plus d'un mois, il manifeste contre la brutalité policière. Il a participé à une trentaine de marches. Il y était encore mardi soir.

Olivier me confie, presque gêné, qu'il a récemment senti le besoin de s'acheter ces lunettes de ski. Pas pour le ski, vous l'aurez compris. Ni pour affronter les policiers, ce n'est pas du tout son genre. Mais juste pour pouvoir manifester pacifiquement sans craindre pour ses yeux. Depuis un mois, il a senti trop de gaz poivre. Il a vu rebondir trop de balles de plastique, trop de bombes assourdissantes qui peuvent éborgner. Après son marathon de manifestations, il en est arrivé à la triste conclusion qu'un citoyen qui veut manifester se doit d'avoir deux choses: des lunettes de ski et une caméra.

Drôle d'époque quand même que celle où des professeurs de philo tout ce qu'il y a de plus pacifiques s'achètent des lunettes de ski en mai ou se déguisent en panda pour aller manifester. Triste époque que celle où on s'en fait davantage pour deux vitres brisées que pour des jeunes victimes de brutalité.

Olivier n'a rien d'une tête brûlée. Un professeur calme et posé. Il a consacré un mémoire de maîtrise à Michel Foucault. Il a une grande passion pour la philosophie grecque.

Il n'a rien d'une tête brûlée, non, mais la grève étudiante devenue conflit l'a radicalisé comme elle a radicalisé bien des gens. Au début, il était tel un manifestant du dimanche. Il ne participait qu'aux marches des grandes occasions. Tout a changé il y a un mois, durant une manifestation nocturne pacifique à laquelle il participait avec sa copine. Ce soir-là, il a goûté à la médecine de l'escouade antiémeute.

«Bouge! Bouge! Bouge!», criaient les policiers. «Mais la seule façon de bouger, c'était de piler sur ma blonde», raconte-t-il. Autour de lui, aucune violence, mis à part celle des policiers. Il a reçu un premier coup de matraque dans les côtés. C'était son baptême, dit-il.

Ce soir-là, Olivier a vu exploser pour la première fois une bombe assourdissante au-dessus de sa tête. Il a senti le gaz lacrymogène. Il a vu les gens paniquer autour de lui. Il a eu peur. «Ce qui m'a énormément surpris et choqué, c'est qu'on ne nous a pas laissé le temps de nous disperser.»

Devant ce déploiement de force excessive et injustifiée, le jeune professeur a senti qu'il n'avait qu'une seule possibilité: continuer à manifester pour ne pas céder à la peur.

Il est donc dans la rue tous les soirs. Quatre à cinq heures de marche chaque fois. Entre 15 et 20 km, d'un pas très rapide, dans des circonstances «parfois terrorisantes». Non pas à cause des manifestants, précise-t-il, mais à cause du comportement imprévisible des policiers qui s'en prennent à des jeunes «coupables», pour la vaste majorité, de vouloir se faire entendre.

«En tant que professeur, je ne peux pas tolérer ça. Mon travail, c'est d'aimer ces jeunes. On leur rentre dedans comme s'il s'agissait de soldats ennemis. Ça n'a pas de sens. La gestion de la crise par les forces policières, autant le SPVM que la SQ qui est arrivée en renfort, est complètement aberrante.»

Les tintamarres de casseroles ont changé la donne. Les policiers sont moins présents, plus calmes et plus polis dans ces manifestations contre la loi spéciale (78) rassemblant monsieur et madame Tout-le-Monde et leurs chaudrons. Pour la première fois, des policiers ont vouvoyé Olivier, lui ont dit «s'il vous plaît» et «merci» au moment de donner leurs ordres. Avant, c'était tout de suite le «tu» et la matraque... Une bonne chose qui en révèle une autre, moins réjouissante, observe le professeur. Tant que les policiers n'avaient affaire «qu'à des jeunes», on considérait que ce n'était pas grave de les tabasser et de les poivrer sans raison.

Ce conflit a fait perdre à Olivier la confiance qu'il pouvait encore avoir envers nos institutions publiques. Des institutions qui ont davantage donné dans le théâtre et le corporatisme que dans la recherche de la vérité, de la justice et du bien commun, dit-il. Résultat: le conflit a créé toute une mouvance d'anarchistes.

Mais des désillusions est aussi né un nouvel espoir. L'impression de cerner un peu mieux l'idéal démocratique. «Contrairement à ce qu'on raconte, ces étudiants nous servent en ce moment toute une leçon de démocratie! Il ne suffit pas de construire le consentement au pouvoir - ce que cherchent à faire avec une intelligence et une détermination malsaines ceux et celles qui se targuent de nous «représenter» et de nous «protéger» -, mais la participation au pouvoir, qui passe par un exercice hyperactif de sa citoyenneté.»

Le prof de philo aux lunettes de ski retient aussi la leçon de courage servie par les étudiants. «Se tenir ainsi debout, soir après soir, par pure conviction, alors qu'on déploie des forces paramilitaires pour vous faire taire et vous casser, même si tout ça fait terriblement peur et mal», ce n'est pas rien.