«Je suis la personne la plus chanceuse au monde!»

Quand je l'ai jointe au Caire, Sonia El Sakka semblait survoltée. Et pour cause. Mi-tunisienne, mi-égyptienne, cette militante qui rêve de justice et de liberté a vécu en 2011 l'année la plus exaltante de sa vie.

À 40 ans, Sonia n'avait jamais voté de sa vie. Et voilà qu'en moins d'un mois, après avoir vécu deux révolutions en quelques semaines, elle a pu voter coup sur coup aux élections tunisiennes et égyptiennes. «C'est incroyable! dit-elle. C'est comme un rêve! Un miracle!» Un doigt bleu pour la Tunisie en octobre. Un doigt bleu pour l'Égypte en novembre. Et de l'espoir à revendre pour ses deux pays.

Sonia est née en Tunisie et a grandi en Égypte. Spécialiste en informatique, elle est mariée et mère de deux garçons. Rebelle et furieusement optimiste, elle refuse de croire aux scénarios catastrophe qu'évoquent ceux qui, au lendemain du Printemps arabe, redoutent l'Hiver islamiste.

Avant le soulèvement, elle avait l'impression que tant la Tunisie que l'Égypte étaient des pays «cliniquement morts», étouffés par la peur. Aujourd'hui, elle croit que tout est possible. À tous ses amis qui s'inquiètent de l'arrivée au pouvoir des islamistes, elle dit: «Ne vous inquiétez pas. On est forts! On n'a plus peur de personne! On va gagner!»

Le père de Sonia, Mahmoud El Sakka, est un avocat égyptien bien connu, militant du parti libéral El Wafd. Opposant de longue date de Hosni Moubarak, il a toujours critiqué le régime. Sonia a suivi ses traces. Bien avant la chute de Moubarak, que ce soit sur Facebook ou sur Twitter, elle ne se gênait pas pour dire tout le mal qu'elle pensait du régime. «Tous mes amis me disaient: «Sonia, tu es folle! Tu vas finir à Torah, en prison! Et on va devoir t'apporter de la halawa, ce dessert sucré que l'on apporte quand on rend visite aux prisonniers!»»

Ses amis ont eu raison. En novembre, après avoir participé aux manifestations de la place Tahrir, Sonia a abouti à Torah, la prison la plus célèbre d'Égypte, où sont aujourd'hui détenus les fils de Moubarak et les ministres chassés du pouvoir. Mais elle en est sortie avec un doigt marqué d'encre bleue comme l'espoir. «Je suis allée à Torah, oui, mais j'y suis allée pour voter!» Le hasard a voulu que son bureau de vote, pour les premières élections législatives postrévolution, soit situé juste à côté de la prison. Et, douce revanche, Sonia a voté pour nul autre que son père, qui a été élu.

Sonia ne partage pas la déprime de ses amis libéraux et laïques, qui ont l'impression que leur révolution leur a été volée. Elle ne partage pas l'inquiétude de ceux qui croient que le triomphe du parti Liberté et Justice des Frères musulmans transformera l'Égypte en théocratie où les femmes vivront voilées et recluses. «Tout ce que les gens pensent, c'est qu'on va maintenant obliger les femmes à porter un voile. C'est ridicule! On n'est pas en Iran, ici. On a affronté nos peurs. Personne ne peut plus nous imposer quoi que ce soit.»

Il y a beaucoup d'enjeux mille fois plus importants que le port du voile, dit la militante, qui elle-même ne le porte pas. «Allez voir les pauvres! On a en Égypte 2 millions d'enfants dans la rue qui n'ont pas de maison! C'est horrible. Il y a beaucoup de problèmes et on évacue cela pour des futilités.»

La victoire des islamistes, tant en Tunisie qu'en Égypte, n'est une surprise pour personne, dit-elle. «Beaucoup de gens ont choisi les islamistes parce que ce sont les gens les plus organisés. Malgré les mauvais traitements infligés par l'ancien régime, ils ont supporté tout cela, ils sont restés et se sont attiré la sympathie du peuple.»

Ni le parti islamiste tunisien Ennahda ni le parti Liberté et Justice des Frères musulmans ne lui font peur. Ce qui l'inquiète, c'est le fanatisme des salafistes, tant en Tunisie qu'en Égypte. «On sait tous que l'Arabie saoudite leur donne plein d'argent pour répandre le wahhabisme dans le monde. Ces gens bousillent la religion, donnent une mauvaise image de la religion.»

Cela dit, la démocratie, c'est respecter les choix des autres, dit-elle. Même les mauvais choix... «Mais après une année, si on n'est pas heureux et qu'on trouve que ces gens n'ont pas fait ce qu'on attendait d'eux, on a toujours la place Tahrir. On descend dans la rue, on manifeste et on dit: «Non! Ce n'est pas ce qu'on attendait de vous.»»

Si elle est optimiste, Sonia remarque qu'il est plus facile de l'être pour la Tunisie que pour l'Égypte, où l'armée s'accroche au pouvoir. «La plus grande erreur que l'on a faite en Égypte, ce fut de donner le pouvoir aux militaires après que Moubarak soit tombé. On aurait dû insister pour avoir un président temporaire comme en Tunisie.»

«Malgré tout, j'ai l'impression que les choses vont pour le mieux. Si on a pu se débarrasser de Moubarak, on pourra obliger l'armée à céder le pouvoir.»