Dans un monde idéal, il y aurait des Maisons bleues dans toutes les communautés. C'est ce que je me suis dit après une semaine de reportage au sein de cet organisme montréalais inspirant qui fait des merveilles auprès de familles défavorisées des quartiers Côte-des-Neiges et Parc-Extension.

Comme je le racontais dans un reportage publié samedi, la Maison bleue, fondée en 2007 par la Dre Vania Jimenez et sa fille Amélie Sigouin, permet de sortir de l'isolement des femmes enceintes vulnérables et de veiller à ce que leurs enfants puissent naître et grandir dans les meilleures conditions possibles. On y arrive en recréant autour des mamans un village semblable à celui mis sur pied par le Dr Gilles Julien pour des enfants défavorisés. Un village où on trouve, sous un même toit, des médecins, une sage-femme, une infirmière, une éducatrice, une travailleuse sociale, une psychoéducatrice... Au-delà du simple suivi de grossesse, on y accomplit ainsi de façon remarquable une mission essentielle qui permet de conjurer le sort de bien des familles.

Quand la Dre Jimenez, elle-même médecin accoucheuse, et sa fille Amélie, qui est éducatrice, sont venues présenter leur idée au directeur du CSSS de la Montagne, il y a vu à la fois un projet innovateur et un casse-tête gigantesque. Car la Maison bleue est une créature atypique qui ne cadre dans aucune petite case du ministère de la Santé et des Services sociaux. C'est ce qui fait sa force. «Mais c'est aussi notre plus grand défi», souligne Dominique Arsenault, responsable du financement à la Maison bleue.

Même si l'excellent travail de l'organisme est de plus en plus connu et reconnu, son financement repose sur des fondements fragiles. Pour obtenir l'appui assuré de l'État, il ne suffit pas d'avoir une bonne idée et de grands idéaux. Car, au-delà des limites étroites de la petite case, aucun financement n'est garanti. «On doit faire des contorsions», me dit le directeur du CSSS, Marc Sougavinski. «Le montage financier est spectaculaire».

Je vous épargne les détails techniques, mais en gros, il faut savoir que la structure administrative de la Maison Bleue en est un hybride. C'est un organisme sans but lucratif indépendant qui travaille en étroite collaboration avec le CSSS de la Montagne. C'est aussi un organisme de charité. Les professionnels y sont rémunérés par le système public. Le reste est financé par des partenaires et des donateurs. Résultat: un genre de PPP philanthropique à statut précaire.

Pour le directeur du CSSS, le modèle inspirant de la Maison bleue allie le meilleur des deux mondes. «On a toute l'expertise du réseau public, les médecins et les autres professionnels. En même temps, le volet communautaire est très présent.» Pour venir en aide à des mères qui ont bien souvent vécu des histoires d'horreur, les employées de la Maison bleue ne comptent pas leurs heures. Marc Sougavinski dit parfois à la blague qu'il fait «un très bon deal». «Je les paye quatre jours, elles travaillent six jours! C'est un peu ça, le communautaire. On travaille le soir, les fins de semaine, il y a des réunions à 11h le soir. Dans le réseau public, on ne fait pas de réunions à 11h le soir!»

Le meilleur des deux mondes que cet organisme à deux têtes, ni 100% public ni reconnu comme un organisme communautaire? «Dans la pratique, oui, c'est le meilleur des deux mondes, me dit Amélie Sigouin, directrice générale de la Maison bleue. Mais sur le plan du financement, c'est le pire des deux mondes! Parce que l'on n'est ni l'un ni l'autre!»

Le ministre Yves Bolduc, présent lors de l'inauguration de la Maison bleue de Parc-Extension en mai dernier, a salué le travail des artisans de ce projet original. Il les a qualifiés de «missionnaires». Son soutien s'est traduit cette année par une subvention de 70 000$ versée à l'OSBL. Mais seul le financement pour le travail des sages-femmes est récurrent, précise son attachée de presse, Natacha Joncas Boudreau. «C'est vraiment ce service qui rentre dans nos cases».

Le contexte de restrictions budgétaires complique davantage les choses. À l'heure où on ne cesse de couper dans les services, un projet comme celui de la Maison bleue, même s'il n'a rien de luxueux pour qui connaît la situation catastrophique des enfants de milieux défavorisés à Montréal, est forcément risqué, observe le directeur du CSSS de la Montagne.

Mais les études ne montrent-elles pas que les «économies» réalisées en coupant des services de base aux populations vulnérables finissent toujours par coûter plus cher? «Oui, répond Marc Sougavinski. Mais la différence entre les études et la budgétisation du système de santé, c'est que la budgétisation marche sur un an. On n'a pas de budgétisation sur trois ou sur 15 ans.»

Les études peuvent bien dire: investissez maintenant et dans 10 ans, vous récupèrerez votre mise. «Mais dans 10 ans, ce sera des personnes différentes, un ministre différent, un gouvernement différent», soumet M. Sougavinski. En d'autres mots, 2021 n'intéresse personne. Le système favorise la planification à courte vue. Voilà qui rend les petites cases encore plus étroites.

Cette culture de la petite case dans le système de la santé québécois semble difficile à ébranler, note Damien Contandriopoulos, professeur à l'Université de Montréal et chercheur à l'Institut de recherche en santé publique. «Si on veut qu'un système marche bien, il faut une certaine souplesse dans la capacité à permettre l'innovation, d'essayer de trouver des choses qui sont différentes et qui marchent bien et, une fois qu'on les trouve, de les reproduire ou au moins les faire fonctionner. Officiellement, on essaie de le faire. Mais en pratique, je pense que c'est de plus en plus freiné.»

Même si les assises de son financement demeurent fragiles, il y a tout de même de l'espoir pour la Maison bleue. Grâce au soutien de l'organisme Avenir d'enfants, qui relève du gouvernement du Québec et de la Fondation Lucie et André Chagnon, on y mènera une étude pour évaluer l'impact du projet et voir comment le modèle de périnatalité sociale pourrait faire des petits. Voilà qui permettra peut-être à la Maison bleue de placer ses bonnes idées et ses grands idéaux dans sa propre case, à part des autres.

Pour joindre notre chroniqueuse: rima.elkouri@lapresse.ca